L’avancée de l’Etat Islamique a été l’un des sujets d’actualité le plus important des dernières semaines. Cet article, publié le 19 Juin, ne traite pas des développements ultérieurs, comme l’intervention de l’impérialisme nord-américain, ou l’assassinat du journaliste James Foley. Cependant, son analyse de fond nous semble central pour comprendre le phénomène de l’Etat Islamique d’Irak et du Levant, les conditions qui ont fait possible l’émergence de cette force, ainsi que les perspectives plus stratégiques de la région.
Par Ale Kur, le 19 Juin 2014
Le 9 juin, une coalition de forces ethniques et religieuses, dominé par le « Etat islamique d’Irak et le Levant » a réussi à prendre le contrôle de Mossoul, la troisième ville la plus peuplée du pays. Cette conquête est l’aboutissement d’une offensive militaire que, avec des avancées et des reculs, ils menaient de manière continue depuis le début de l’année. La conséquence immédiate de la prise de Mossoul était pratiquement l’effondrement d’unes forces armées qui étaient déjà dans une situation extrême, ouvrant aux insurgés la voie vers la capitale (Bagdad).
Cela configure une situation sans précédent dans de nombreux aspects : d’une part, il crée pour la première fois dans l’histoire moderne la possibilité que des forces islamistes radicales (« djihadistes », comme nous allons expliquer ci-dessous) prennent le pouvoir politique d’un pays d’importance [1] , avec des grandes richesses petrolières, une situation géographique stratégique et un énorme poids symbolique (étant donné que Bagdad a été l’une des capitales de l’ancien Califat islamique).
C’est, en même temps, le prélude à une guerre sectaire de très grandes dimensions, dans le même pays et dans toute la région. Il met sur la table la perspective très probable d’interventions étrangères (y compris de l’OTAN et des pays voisins comme l’Iran) et il tend à radicaliser les conflits régionaux. Il favorise une forte instabilité politique et économique, conduisant ainsi à l’augmentation du prix du pétrole. Et finalement il implique l’émergence d’un puissant phare idéologique pour forces « djihadistes » autour du globe.
Il s’agit, donc, d’un événement politique d’une portée énorme, et qui nécessite plusieurs explications et observations.
Irak: un État sectaire après une désastreuse invasion impérialiste
La région que couvrent aujourd’hui les frontières de l’Irak, comprend essentiellement [2] trois grands groupes ethniques-religieux [3] : les chiites (majoritaires dans le sud du pays, la région la plus densément peuplée et donc majoritaires dans le pays dans son ensemble) les sunnites (majoritaires dans le nord du pays, plus désertique et avec une population plus petite) et les kurdes (population minoritaire en Irak mais qui est aussi présente en Syrie et en Turquie).
Ce trait de fragmentation sociale en communautés tellement différenciées (avec un poids fort de l’organisation tribale) est un signe des limites du développement capitaliste et démocratique-bourgeois dans la région: il n’a jamais eu une « homogénéisation » sociale qui produise une nationalité unitaire, et donc un État-nation de type moderne.
Après la Seconde Guerre Mondiale, le nationalisme bourgeois laïque est arrivé au pouvoir en Irak et les autres pays du Moyen-Orient, avec le drapeau de dépasser ces divisions archaïques, legs du passé précapitaliste et que le colonialisme avait exploité. Mais le nationalisme bourgeois laïque non seulement ne les a pas dépassé, sinon qu’il s’est appuyé sur eux pour mettre en place son propre « clientélisme », avec le tramage des relations familiales, des clans, etc. Ainsi, dans une bonne mesure, il les a approfondies, donnant naissance à la domination basée sur tel ou tel groupe ethnique-social au détriment des autres. Alors, pendant le gouvernement de Saddam Hussein, le pouvoir était entre les mains d’une élite sunnite, tandis que les chiites et les kurdes étaient, en effet, citoyens de seconde, souvent victimes de la répression brutale. Cela, logiquement, a été exploité à nouveau par l’impérialisme.
L’invasion et occupation nord-américaine de 2003 a plongé le pays dans la dévastation, avec 1 million de morts et la destruction d’une grande partie de l’infrastructure du pays. Mais surtout, ce qu’elle a obtenu a été quelque chose de beaucoup plus profondément destructif: il a brisé ma coexistence entre les différents groupes ethniques du pays, donnant lieu (surtout à partir de 2006) à une longue et très sanglante guerre sectaire, où tous se sont battus contre tous.
C’était une politique délibérée des Etats-Unis, dans le but de diviser la résistance irakienne (qui vraiment menacé de produire un nouveau Vietnam pour son massivité populaire, héroïsme et pouvoir de combat) et d’obtenir finalement une partition de l’Irak fonctionnelle à ses intérêts régionaux. De cette guerre civile a émergé un nouveau système sectaire de domination avec son épicentre dans les partis chiites, très influencé par l’Iran [4] , et dont le chef d’État est Nuri al – Maliki depuis ce moment.
En 2011, les États-Unis a fini de retirer ses troupes d’Irak [5] . Cela a conduit l’ouverture de la « boîte de Pandore » des affrontements ethniques-religieux. L’Etat irakien ne fait qu’aggraver son caractère sectaire, expulsant les sunnites des rares espaces du pouvoir qu’ils occupaient.
Des secteurs importants de la population sunnite irakienne finalement ont explosé dans une révolte ouverte sous l’influence du « Printemps Arabe » dans toute la région, exigeant la fin des politiques sectaires, de la discrimination et de la corruption du gouvernement. Le Gouvernement de Maliki a répondu avec une forte répression avec des dizaines de morts. L’écrasement de ces manifestations de nature laïque, a ouvert un boulevard pour l’islamisme le plus réactionnaire. Les tribus sunnites ont déclaré alors au début de 2014 l’insurrection armée. C’est là où a été forgée la coalition politique-militaire hégémonisée par le « Etat islamique », qui s’étend aujourd’hui sur le pays et menace de prendre Bagdad.
Qu’est-ce que le « Etat islamique d’Irak et du Levant » ?
Le « Etat islamique d’Irak », dirigé par Abou Bakr Al – Baghdadi, a été fondée en 2006 par la filiale irakienne d’Al-Qaïda, dans contexte favorable de la guerre civile sectaire. Il s’est renforcé dans les zones de population majoritairement sunnite (le nord du pays), en particulier dans les régions désertiques, où l’organisation tribale a un fort poids. Cette région limite avec la Syrie, ce qui a permis un échange fluide entre les deux pays, ce qui serait plus tard crucial pour l’expansion de « lEtat islamique ».
Avec le déclenchement de la guerre civile syrienne en 2012, la filiale syrienne d’Al Qaeda (Jabat – al – Nusra) a grandi et s’est développé [6] . En 2013, l’État islamique d’Irak a déclaré l’absorption de Jabat-al-Nusra sous son commandement, en formant « l’État islamique d’Irak et du Levant» (lequel nous désignerons maintenant comme « ISIS » de par son sigle en anglais). La direction centrale d’Al Qaeda a désavoué cette absorption en expulsant ISIS de ses rangs, après lequel les deux organisations ont suivi des voies distinctes (en arrivant aujourd’hui à des affrontements, même en ayant des idéologies très similaires).
Du point de vue idéologique-politique, ISIS est une force profondément réactionnaire. Son objectif est la restauration du califat sunnite [7] qui supprimerait les frontières nationales mises en place par le colonialisme européen [8] et restaurerait la vieille gloire de l’Islam.
Mais ce califat est une forme théocratique de gouvernement fondé sur le refus explicit de la démocratie: le gouvernement incontesté des dirigeants politico-religieux, sans permettre aucun type d’organisation politique ou civile (encore moins syndical). La dissidence politique, religieuse, culturelle ou de toute autre forme est punie de mort.
Du point de vue économique, le capitalisme et la propriété privée ne sont pas remises en cause: au contraire, toute la rigueur coercitive de la théocratie est utilisé pour sa défense, en même temps qu’ils atténuent ses « effets sociaux » par le biais de systèmes d’assistance à grande échelle et de subventions des prix.
Tout cela s’accompagne de l’interprétation la plus rétrograde possible de la «Charia» (Loi Islamique) au style taliban: interdiction de l’alcool, l’imposition de l’utilisation du voile et l’asservissement total des femmes, etc. [9].
Cette vision du monde très arriéré a ses propres méthodes d’imposition : des attaques visant explicitement des civils, l’exécution de prisonniers avec les méthodes les plus brutales (crucifixion, décapitation, etc.). L’extrémisme réactionnaire d’ISIS est arrivé á tel point que même Al-Qaïda en Syrie, leur critique comme étant trop brutales.
ISIS est aujourd’hui une très puissante force politique-militaire qui exerce un contrôle territorial dans de grandes parties de la Syrie et l’Irak, dans lesquelles il applique au pied de la lettre sa vision du monde. Il aurait environ 12.000 combattants armés (selon le journal Al Arabiya). Les zones contrôlées comprennent des puits de pétrole qui lui donnent de gros revenus pour financer ses activités. Ceci s’ajoute au financement qu’ils obtiennent des bourgeois islamistes de la péninsule arabique, en particulier de l’Arabie saoudite (qui comprend des secteurs des familles « dominantes », mais probablement pas des noyaux dirigeants).
Son armée est armée jusqu’aux dents et il a des cadres militaires forgées dans le « djihad » (Guerre Sainte) dans de nombreux pays : Afghanistan, Somalie, Tchétchénie, Libye, Syrie, Irak, etc. Leurs réseaux de recrutement s’étendent dans le monde entier, où des jeunes musulmans radicalisés quittent leur pays d’origine (y compris en Europe et aux États-Unis) pour aller combattre pour ce qu’ils considèrent comme un cause juste, convaincus que le martyre est le meilleur destin possible.
Á cela s’ajoute le support local qu’ils obtiennent de la part des secteurs pauvres, surtout des secteurs ruraux, de la population sunnite. Des tribus entières ont déclaré loyauté à ISIS dans les deux pays. Enfi, dans le cas syrien se joignent aux rangs d’ISIS des combattants qui proviennent de guérillas plus « modérées », mais dont les brigades ne sont plus viables par manque d’envergure politique-militaire.
Par conséquent, l’ISIS constitue une force combattante téméraire et extrêmement efficace qui peut faire face à des ennemis très puissants d’égal à égal. Cela explique pourquoi son avancée vers Mossoul a produit d’importantes défections dans l’armée irakienne, provoquant un effet « boule de neige », par lequel l’ISIS obtient plus de soutien, plus d’armes, plus de financement et plus demilitants, tandis que l’armée irakienne tombe dans une spirale de désintégration et abandonne des positions stratégiques sans combattre.
Le scénario qui s’ouvre avec l’avance djihadiste
Les secteurs chiites, qui voient comment l’armée n’est plus une garantie pour leur survie (directement menacée par le terrorisme sectaire d’ISIS), commencent à s’armer par des milliers, formant des milices sectaires qui renforcent le cycle de la guerre civile. Ce processus est encouragé par l’Iran, qui voit en même temps, l’occasion d’approfondir leur hégémonie sur le pays par le biais du contrôle direct des organisations armés chiites. Plus encore, se pose l’intervention militaire directe de l’Iran par le biais de sa propre armée, ce qui peut conduire à une guerre régionale plus large.
Les États-Unis, qui voient comme un danger majeur l’avancée des groupes radicaux sunnites, sont arrivés même à poser la question d’une coopération avec l’Iran pour pacifier l’Irak: cela montre le profondeur que a atteint la crise, qui met la sécurité régionale par-dessus un conflit entre les Etats-Unis et l’Iran qui dure depuis des décennies.
Se pose comme une possibilité réelle l’intervention d’une ou plusieurs puissances impérialistes dans la région et la possibilité que le conflit conduise à une radicalisation croissante de la situation déjà très polarisée du Moyen-Orient.
[1] Beaucoup plus important, par exemple, que l’Afghanistan ou la Somalie, pays où les djihadistes ont un poids politique très grand.
[2] Il y a aussi des secteurs ethniques et/ou sectaire-religieux mineures, comme les turkmènes, assyriens, etc…
[3] Les sunnites forment la majorité de la population musulmane dans le Moyen-Orient et le monde, alors que les chiites sont une minorité. Le « épicentre » politique-religieux de l’islam sunnite est l’Arabie Saoudite, tandis que celui d l’Islam chiite est l’Iran. Ce sont les deux principales puissances régionales du Moyen-Orient islamique et se disputent l’ hégémonie, donnant lieu à des fortes confrontations politiques et à une « guerre froide » entre les deux qui menace de devenir une guerre ouverte. Chacun finance et soutient politiquement et idéologiquement les forces islamistes qui répondent à leurs branches respectives. L’ISIS recevrai financement de l’Arabie saoudite, bien qu’il soit pas claire qu’il s’agisse d’une politique « officielle ».
[4] En effet, l’invasion yankee a fini par mener au pouvoir des secteurs liés à son ennemi l’Iran. Ce paradoxe montre les limites énormes qui a eu l’impérialisme américain à l’heure d’imposer sa propre domination, et révèle plus généralement l’affaiblissement de son hégémonie mondiale et régionale.
[5] Le retrait a été un sous-produit du « Printemps Arabe », des « insurgés » irakiens, des énormes coûts financiers de la guerre et en particulier, de sa nulle légitimité politique face à l’opinion publique américaine et mondiale.
[6]La croissance des organisations politiques et militaires islamistes en Syrie a été possible grâce à la politique d’Al – Assad de transformer la révolte/révolution populaire et démocratique dans un conflit sectaire et religieux, au financement fourni par la bourgeoisie islamique dans la péninsule arabique (riche en pétrodollars) et à l’effondrement des guérillas laïques, qui ont collapsée entre autres raisons par manque de centralisation politique et par la politique de leurs directions d’attendre à l’intervention ou l’aide militaire et financière américaine et des impérialismes européens… qui finalement les abandonnés à leur sort.
[7]Le Sultanat et le califat étaient l’organisation politique et religieuse d’une grande partie du monde islamique sunnite jusqu’à la chute de l’Empire Ottoman, après avoir été battu dans la Première Guerre Mondiale (1914-1918). Kemal Atatürk, fondateur de la République de Turquie (laïque), les a aboli en 1922 et 1924, respectivement.
[8]Le point de l’élimination des frontières coloniales est le seul aspect « progressif » du programme de ce « monstre », un aspect que, s’il est efficace et d’actualité, c’est parce que c’est là précisément qui a échoué le nationalisme bourgeois panarabe, qui n’a pu jamais sérieusement envisager l’unification des états régionaux. La seule tentative –la République Arabe unie, entre l’Egypte et la Syrie – a duré seulement trois ans, de 1958 à 1961. Les islamismes, aussi bourgeois que les courants laïcs, sont tout aussi incapables. Seulement les classes ouvrières de la région, ont des intérêts communs pour construire l’unification nécessaire.
[9]Des activistes des zones syriennes dominées par ISIS dénoncent que cette organisation est allé jusqu’à interdire la musique dans le mariage, ou que les gens regardent la Coupe du Monde.
Par Ale Kur, Socialisme ou Barbarie, 19/06/2014