Ago - 5 - 2015

« Une autre hypothèse doit être posée: une résistance acharnée du peuple grec et de Syriza résultant en un gouvernement anti-austérité.  Bien sûr, un tel gouvernement sera en « dispute » entre les forces qui exerceront les pressions des classes dirigeantes et les autres, celles d’un mouvement d’en bas, mais qui existent dans Syriza, même dans la gauche de certains secteurs de sa direction. Il ne faut pas oublier que dans ‘des circonstances exceptionnelles – crises, krach économique, guerres – les forces politiques de gauche peuvent aller plus loin que ce qu’ils ne pensaient initialement’ (Trotsky dans le Programme de Transition, 1938) » (F. Sabado, en  « Quelques remarques sur la question du gouvernement », Inprecor n 592-3 avril 2013).». »

 « (…) Il s’agit d’un dénouement complètement désastreux pour une expérience politique qui a donné de l’espoir à des millions de personnes qui se battent en Europe comme dans d’autres parties du monde »(Statis Kouvelakis, en discussion avec Alex Callinicos, 11 juillet 2015).

La capitulation du gouvernement de Syriza aux humiliantes pressions des institutions de l’impérialisme européen a non seulement suscité une répudiation juste de larges secteurs de la gauche sur le plan international, mais cela devrait conduire à une réflexion stratégique plus profonde. C’est ce que l’on veut faire dans le présent article.

L’hypothèse hautement improbable de Trotsky

Quand Trotsky a écrit le Programme de Transition en 1938 il a introduit une exception dans sa formulation de la Théorie de la Révolution Permanente qui causerait des problèmes très graves dans le mouvement trotskiste du deuxième après-guerre et dont les conséquences néfastes s’étendent jusqu’à aujourd’hui.

La théorie de la révolution de Trotsky s’appuie – basée sur toute l’expérience précédente – sur le fait que seule la classe ouvrière pourrait ouvrir un cours anticapitaliste dans les conditions créées depuis le début du siècle dernier.

Cependant, après la formulation mature de cette théorie à la fin de la décennie de 1920, Trotsky a eu le temps de vivre en temps réel l’émergence du stalinisme ainsi que les expropriations dans la Pologne occupée(et répartie entre Staline et Hitler) menées – manu militari- par  l’Armée Rouge bureaucratisée à la fin de l’année 1939.

Toute la réflexion de Trotsky se penchait sur l’impossibilité du fait que des secteurs non-ouvriers dépassent le capitalisme par des raisons matérielles bien définies:  « l’âme double » de la paysannerie de laquelle parlait Lénine découlait de la manque de propriété de la terre par celle-ci (et de son engagement dans des combats extrêmement dures pour l’obtenir!), ainsi que de sa solidarité générale avec les propriétaires dans la mesure où l’aspiration de la paysannerie avait ce point commun avec ceux-ci (grands et petits) : le désir d’obtenir la propriété privée des terres pour sa famille (c’est-à-dire ni plus ni moins qu’une forme de propriété privée).

Les classes moyennes ont également quelque chose de cette « double âme » dans la mesure où elles possèdent un certain « statut » social qui les fait tantôt se rapprocher des classes bourgeoises, tantôt de la classe ouvrière, quand elles sentent  menacé ce statut.

Sur la base de cette  « indéfinition structurelle » de la petite bourgeoisie est que Trotsky a déduit que seulement le prolétariat pouvait être cohérent dans la lutte pour l’expropriation de la classe capitaliste et l’ouverture d’un cours de transition vers le socialisme.

Cependant, étant donné l’enracinement de la bureaucratie (une autre couche de la petite bourgeoisie) sur un État ouvrier bureaucratisé, pourrait avoir lieu le fait que pour étendre ses domaines sur ce fondement (l’absence de propriété bourgeoisie et la propriété nationalisée), la bureaucratie aille au-delà de la propriété privée en expropriant par en haut la bourgeoisie dans les pays occupés par elle.

Même Trotsky ne rejetait pas la possibilité que des directions réformistes des pays capitalistes dans des conditions de graves crises, des guerres et des révolutions, aillent au-delà de leurs désirs en expropriant les capitalistes.

D’où la réflexion sur « l’exception » à sa théorie qui de toute façon gardait une condition ou une restriction : Trotsky soulignait que, dans tous les cas, cette circonstance serait simplement un « épisode court vers la vraie dictature du prolétariat »…

Cependant, le paradoxe à la fin de la période de l’après-guerre était que l’exception s’est transformée en une sorte de  « règle »: d’une manière révolutionnaire en Chine, Vietnam et Yougoslavie, Cuba, les directions liées au stalinisme ont exproprié les capitalistes; la même chose a eu lieu par en haut et sans révolution dans les pays d’Europe de l’Est libérés par l’Armée Rouge du nazisme. Et cela a eu lieu, en plus, avec la particularité que dans aucun cas ces expériences n’ont été un « court épisode » , mais que leur imposition a été pérennisée jusqu’à ce qu’elles soient tombées par une mobilisation populaire qui, en l’absence d’alternatives, a donné lieu au retour au capitalisme dans l’ancienne Union soviétique et le reste des pays de l’Europe de l’Est

Une révision erronée de la théorie de la révolution

Dans tous les cas, il fallait comprendre les raisons pour lesquelles ce phénomène s’est produit et faire attention de ne pas les généraliser théoriquement et stratégiquement. La plupart du mouvement trotskiste a fait le contraire: autant le mandelisme que le morenisme ont étendue abusivement les choses et ont créé des espoirs sur le fait que des directions non ouvrières ou socialistes régleraient les choses dans des conditions où la gauche révolutionnaire, le trotskisme, restait une véritable minorité.

Deux conditions existaient pour ceci après la deuxième guerre: la première est que le monde est resté pendant un certain temps dans le contexte de l’époque de crises, des guerres et des révolutions, indiqué par Lénine en 1914. C’est-à-dire, dans un scénario de polarisation des classes qui a donné lieu à cette possibilité, en ajoutant à cette question quelque chose de très concrète et matériel: l’existence de l’ex Union Soviétique comme État non-capitaliste, où la bureaucratie a été maître et seigneur du pouvoir.

Pourtant, s’est produit un autre phénomène qui n’a pas pu être interprété correctement étant donné l’approche objectiviste qui a prévalu (l’idée que la révolution se fait  « toute seule »): la fantaisie que la prise du pouvoir  par ces  directions non-prolétariennes de toute façon ouvrirait le cours de la transition vers le socialisme…

Mais  ce pari stratégique a été prouvé erroné dans le siècle dernier: en l’absence de la classe ouvrière au pouvoir, l’expropriation des capitalistes n’a pas pu être conduite vers la transformation socialiste des relations de production; c’est la bureaucratie celle qui s’est approprié de la partie la plus importante du surplus au service de ses propres privilèges et en quelques décennies, ces pays ont fini par revenir au capitalisme.

Les enseignements de ces expériences n’ont pas été tirés par la plupart des courants révolutionnaires après la chute du mur de Berlin, qui a fini par fermer tout un cycle historique. Aucun courant n’a fait un bilan sérieux de l’expérience du siècle dernier tant sur le plan de la théorie de la révolution que sur celui de l’expérience de la transition.

Avec le début du cycle des rébellions populaires en Amérique latine, l’espoir d’un cours non capitaliste de directions  non-ouvrières a été renouvelé avec l’émergence du chavisme. Certains ont espéré que la soi-disant « Révolution Bolivarienne » exproprie les capitalistes; beaucoup de militants trotskistes espéraient même que le chavisme « donne des armes à la classe ouvrière »…

Il est vrai que, à son apogée, le chavisme a pris une série de mesures anti-impérialistes; Chavez a résisté à deux tentatives de coup d’État (une tentative ouverte en avril 2002 et la grève-sabotage pétrolière  en fin 2002 et début 2003) et à partir de là il s’est radicalisé.

Il a chassé la méritocratie de PDVSA (le corps des fonctionnaires qui répondaient directement à l’impérialisme dans une entreprise appartenant officiellement à l’Etat) et il s’est approprié de la rente petrolière, entre autres mesures progressistes. Toutefois, il n’est jamais arrivé à l’expropriation du capitalisme et ceci malgré le fait qu’il avait la direction d’un vaste mouvement populaire. Ce qu’il a mis en place (et qui est maintenant dans une crise dramatique) est une sorte de capitalisme d’Etat.

Bien que Chavez a parlé de « socialisme du XXIe siècle » et même si cela avait des éléments progressistes dans le fait de mettre à nouveau la question sur l’ordre du jour historique dans une certaine mesure, le fait de ne pas avoir suivi vraiment un cours anticapitaliste a fait que, depuis sa mort (ou même avant) et avec l’arrivée au gouvernement de Maduro, la situation au Venezuela est en train de se développer dans lesens d’une spirale de crise qui augmente constamment.

Cependant, avec le gouvernement de Syriza en Grèce cet espoir a été renouvelée: selon certains s’ouvrait l’hypothèse selon laquelle le gouvernement de Tsipras, en n’ayant pas une autre alternative,  « avancerait vers une voie anticapitaliste ». Plus précisément: l’idée qu’ils défendaient c’était d’arriver à la dictature du prolétariat à partir d’un premier pas parlementaire…

Même pas besoin de signaler que le gouvernement de Syriza a beaucoup moins de marge de manœuvre que celui qu’avait Chavez à l’époque (ou, encore, le kirchnerisme en Argentine!) pour un cours même pas « anticapitaliste », mais au moins progressiste.

La capitulation de Syriza ce week-end dernier est là pour illustrer ce que nous soulignons de façon concrète.

Des enseignements stratégiques

C’est cela qui doit nous conduire à tirer des enseignements autant politiques que  théoriques-stratégiques. Du point de vue politique l’espoir dans le fait que dans les conditions actuelles, en Europe, un gouvernement comme celui de Syriza, de bases purement parlementaires, pourrait aller plus loin dans la voie de l’anticapitalisme, n’a jamais a eu de base matérielle de sustentation; la capitulation ignominieuse de la direction de ce parti même pas devant le dilemme de prendre des mesures anticapitalistes mais même de sortir de l’euro, est là pour attester ce que nous soulignons.

Et cela  est dû au fait que, contrairement à l’après-guerre, lorsque les directions bureaucratiques pourraient s’inspirer de l’ex-Union Soviétique pour suivre un cours anticapitaliste (qui ne les fasse pas tomber elles-mêmes comme sous-produit d’une véritable révolution socialiste!), cet horizon  n’est pas présent aujourd’hui. C’est un peu ce que Tsipras lui-même dit pour se justifier: c’était soit cette capitulation  « que nous ne voulions pas », soit l’abîme: « il n’y n’avait pas d’autre alternative ».

À cela s’ajoute le problème des vraies bases d’appui du gouvernement qui, dans le fond, sont très fragiles: un gouvernement de base parlementaire, qui n’est pas une puissance du point de vue organique au sein de la classe ouvrière et qui, en fin de compte, s’appuie finalement pour réaliser cette trahison terrible sur la bourgeoisie grecque et européenne, sur l’appareil de l’État (et, indirectement, sur l’armée du pays) et sur les partis bourgeois grecs.

Mais, en outre, il s’agit de tirer des conclusions stratégiques de cet événement : la fausse idée que, en substituant  la classe ouvrière et les socialistes révolutionnaires, quelqu’un viendra et  réalisera les immenses tâches historiques qui se posent; conception qui a donné lieu à tellement de catastrophes dans les derniers cinquante ans, qu’il est l’heure de la rejeter.

Le manque d’un bilan de l’expérience historique fais encore des ravages en laissant agir une perspective qui a démontré être fausse historiquement. Doublement fausse car les conditions  ne font que recommencer à être mûres: il n’y a toujours pas assez de radicalisation politique et sociale qui presse les directions pour rompre avec le capitalisme: celles-ci préfèrent capituler plutôt que  d’aller vers « l’inconnu » (« ouvrir les ailes vers l’inconnu » a déclaré un membre éminent de la plate-forme de gauche, Athanasios Petrakos, plate-forme qui vit aujourd’hui dans le dilemme de rompre ou pas avec le gouvernement austéritaire!).

Cela donne du marge à Tsipras pour capituler scandaleusement, même en ignorant le fort NON  d’il y a seulement dix jours. On va voir combien de temps ce marge de manœuvre dure. Parce que le fait est que le mouvement de masses grec a énorme de tradition et de réserves de lutte; même si aujourd’hui il semble desorienté, probablement demain, il se lèvera de manière redoublée. De nombreux analystes marquent les éléments de polarisation croissante qui se développent dans le cœur des classes sociales grecques.

Pour le moment dominera sûrement l’expectative de l’ouverture des banques, la fin des contrôles sur les capitaux, l’été et la « normalisation » des choses; mais après demain les mesures draconiennes d’ajustement  commenceront à tomber de tout son poids et là nous saurons la vérité d’où va le processus politique dans le pays.

En tout cas, nous voulons conclure cet article en soulignant le problème théorique-stratégique que la capitulation de Syriza a mis sur la table: un, que les conditions historiques actuelles ont retiré toute base matérielle à l’expectative d’un cours anticapitaliste des directions  réformistes; deux,  insister sur la conclusion que l’expérience du siècle dernier nous a montré: que, en l’absence de la classe ouvrière au pouvoir, il est impossible d’ouvrir la transition au socialisme. Jusqu’à quand le mouvement trotskiste continuera de renouveler une expectative qui désarme et conduit à un cours de capitulation, comme nous le voyons aujourd’hui, encore une fois, dans la majorité du mandelisme?

Profitons de la capitulation de Syriza pour en finir une fois pour toutes avec cette expectitative: « (…) nous ne voyons pas sur quoi pourrait s’appuyer Syriza autre que sur une gestion  parlementaire dans le contexte d’une crise économique aiguë, visant à une renégociation avec l’Union Européenne qui sera certainement marquée par une série de contradictions, mais qui finalement arrivera à une sorte d’accord (et de capitulation) »(« Questions de stratégie, » revue Socialisme ou Barbarie n ° 28, p. 49).»

Parier pour l’histoire

En tout cas, du point de vue des tâches politiques immédiats en Grèce, nous sommes d’accord avec ce qui est souligné par Alex Callinicos dans son récent débat avec Kouvelakis: « (…) est maintenant le moment de vérité (…) la politique réussie consiste à prendre un risque, à parier, à parier pour l’histoire. Qu’est-ce que Lénine a fait? Lénine a parié pour  l’histoire en 1917. Et je pense que c’est ce qui doit faire la gauche radicale et révolutionnaire en Grèce, non seulement Antarsya, mais aussi les camarades qui se trouvent dans Syriza qui s’opposent à cet accord terrible. Ils doivent parier pour l’histoire et avoir l’idée qu’ils peuvent gagner au-delà de cet recul. »

Le « saut vers l’inconnu » qui ne veut pas donner Tsipras est, en fait, parier pour l’histoire: être une opposition intransigeante face au gouvernement de Syriza et son austérité dans la perspective d’une sortie anticapitaliste de l’euro , créant des organismes de pouvoir des travailleurs et militant pour la révolution socialiste en Grèce.

Parce que la Grèce est aujourd’hui le pays qui concentre l’hypothèse d’une radicalisation politique et sociale dans un sens véritablement socialiste plus que n’importe quel autre pays de l’Europe. Et si cela se produit, si la situation politique se polarise vraiment, s’ouvrirait un nouveau cours dans l’histoire du XXIe siècle que nous sommes en train de transiter.

Par Roberto Sáenz

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