Dans cette élection, il y a trois mouvances et quatre candidats qui s’autoproclament de gauche : celle du nouveau MAS, celle du FIT ainsi que celle du MST. Cependant, au cours de la campagne, la seule liste qui a explicitement défendu l’idée d’une société socialiste, tant dans ses temps d’antenne, spots, affiches, brochures et d’autres matériaux comme dans le dialogue dans la rue et dans les lieux de travail et d’étude, c’est celle de notre parti. Loin d’être un problème mineur ou une curiosité, il s’agit du résultat de profondes différences qui nous distinguent sur la manière dont les révolutionnaires socialistes doivent concevoir l’utilisation d’une campagne électorale.
Un peu d’électoralisme et un autre peu d’adaptation au régime
D’autre part, étant donné le calendrier électoral de la République bourgeoise, il y a des élections qui ne sont que parlementaires, dans lesquelles, presque de façon « naturelle », sont en discussion souvent des aspects plus partiels de la vie politique, précisément parce ce n’est pas la question de quelle fraction politique sera à la tête de l’administration de l’État qui est en jeu.
Non, ce n’est pas le premier slogan, ou le deuxième, ou celui qui prend plus d’espace ou de secondes dans nos spots télévisés. Nous savons bien que c’est un débat difficile, qui n’est pas un sujet de préoccupation pour les masses, qui n’est pas dans l’ordre du jour actuel. Mais entre a) apparaître comme des fous sectaires hors de la réalité, b) faire le triste rôle de candidats de gauche qui parlent seulement de ce qui est « possible », qui ne remettent pas ouvertement en question l’ordre capitaliste et son régime « démocratique » et qui ne proposent pas de le remplacer, évidemment on peut et on doit avoir un point intermédiaire.
Donc il est rare que, sauf le nouveau MAS, le reste des listes de gauche ne donne aucun espace à l’idée que ceci est un pays capitaliste, gouverné par des partis capitalistes, avec des candidats bénis et financés par les capitalistes, pour lesquels le capitalisme est intouchable, et que tout ceci doit changer. Qu’une nouvelle société qui ne soit pas capitaliste, mais socialiste est nécessaire.
Les candidats de notre parti se trouvent dans une solitude totale en ce qui concerne cette question. Aucune des deux listes du FIT (et encore moins le MST) n’a prononcé le mot « socialisme » dans ses apparitions et documents publics. Bien sûr, ce n’est pas un discours « accrocheur », probablement n’ajoute pas de votes, ou en ajoute moins que d’autres propositions plus « séduisantes ». En outre, cela met « mal à l’aise » dans les émissions de TV ou radio. (1) Et comment le FIT ne s’intéresse qu’aux scores électoraux, même au-dessus de la possibilité (et la nécessité) de contribuer à l’éducation politique du mouvement de masses, il ne dit pas ce qui doit être dit. Parce que cela n’apporte pas des voix lors des élections, ou même peut en soustraire. Il est plus facile de parler des « projets de loi » des « députés de gauche »… comme si un bloc de gauche au Parlement pourrait faire beaucoup plus que de dénoncer la nature de classe du parlement et d’autres institutions de l’ordre capitaliste, institutions ennemies des travailleurs.
En fait, la pratique de balayer sous le tapis le mot d’ordre du socialisme est le complément logique d’une présence dans les médias du régime totalement dépourvu de sens critique, et qui n’apparaît pas, ni dans le contenu ni dans la forme, comme choquant, comme un « corps étranger » socialiste et révolutionnaire dans un champ qui est étranger et hostile. (2) C’est tout le contraire : la plupart des figures du FIT cultivent consciemment le profil de « candidat qui connaît et respecte les règles du jeu » de la politique bourgeoise, sans marquer aucune différence et, dans certains cas même en se sentant comme un poisson dans l’eau dans cet environnement.
Encore une fois : personne ne propose d’être un fou furieux ou d’engueuler les conducteurs des émissions télévisés et les journalistes, mais, d’une façon quelconque (et il y a de nombreuses façons), marquer une distance entre l’utilisation légitime qu’un candidat socialiste révolutionnaire fait des médias et des espaces gratuis – qui sont une conquête démocratique – et le fait de se plonger tranquillement dans la machine médiatique du régime, en s’adaptant à celle-ci. Et une des formes de cette adaptation c’est de ne pas mentionner les sujets « désagréables » comme le socialisme.
Les raisons profondes d’une omission
Jusqu’à présent, nous avons mis en avant les facteurs les plus conjoncturels, électoraux, les motivations purement opportunistes, qui font que le FIT ait décidé que dans une campagne présidentielle où pour la première fois en 12 ans on ne discute plus simplement autour de la continuité ou non du kirchnerisme, mais du cours du pays dans les années à venir, il ne faut pas dire quel genre de société nous proposons.
Résumons. Premièrement : il est plus facile et plus confortable de se présenter comme « de gauche » que comme « socialiste[1] ». D’une part, « gauche » est un concept relatif, plus diffus et idéalement vague. D’autre part, l’identité socialiste oblige à faire beaucoup de précisions : ce n’est pas le « socialisme » de l’URSS (ou de Cuba), ni celui de la social-démocratie européenne (ou de Santa Fe![2]) et ce n’est pas le « socialisme du XXIème siècle » de Chavez. Deuxièmement : ceci permet de mettre en pied une campagne qui parle beaucoup de soutien aux travailleurs et à leurs revendications (ce avec quoi des millions sont accord) sans lier ces revendications à une perspective socialiste et anticapitaliste (dont le « consensus » au sein de la population est déjà beaucoup plus petit). Troisièmement : ceci permet de donner à la campagne un ton, pour ainsi dire, de « syndicalisme politique »: vote des candidats qui défendront tes revendications et tes droits en tant que travailleur !. Ce qui en soi est bien, mais si ceci ne donne pas lieu à une approche politique et idéologique plus globale, qui dépasse les revendications « immédiates », cela devient tout simplement une version lutte de classe du « votez ceux qui régleront vos problèmes » des partis bourgeois, ou une version plus conséquente de « votez avec votre poche, votez celui qui défendra ton salaire » du bureaucrate Piumato (bureaucrate syndical de l’Union des Travailleurs des Banques).
Cependant, à notre avis il y a autres raisons plus profondes qui font que ni le PO ni le PTS ne fassent aucune référence dans leurs campagnes, même en passant, à la proposition d’une société socialiste. Ce qui est derrière est, fondamentalement, une conception du socialisme profondément objectiviste ou d’appareil, qui n’a pas tiré de conclusions, ni appris les leçons de l’effondrement des projets « Socialistes » du XXe siècle hégémonisés par le stalinisme.
Bien qu’ils aient des différences importantes, le PO et les PTS ont en commun qu’ils méprisent la nécessité de travailler pour forger un mouvement ouvrier socialiste, ce qui est très différent d’un mouvement ouvrier dirigé par des socialistes. Dans leur conception, l’intensification de la lutte des classes, sous forme de grèves, de manifestations de masse ou autre, ouvrira la voie pour que le Parti révolutionnaire (c’est-à-dire, eux) prenne la direction du mouvement ouvrier et lui conduise à la victoire de la révolution socialiste. Ce qu’ils ne considèrent même pas c’est qu’une révolution véritablement socialiste nécessite non seulement une direction socialiste révolutionnaire : il faut également que le mouvement lui-même soit socialiste. (3)
Nous nous expliquons : nous ne disons pas qu’il faut que la plus grande partie de la classe ouvrière soit idéologiquement gagnée pour les positions du socialisme révolutionnaire, mais qu’il devrait y avoir ce qui est l’essence du socialisme : une activité propre et autonome de la classe ouvrière, sous quelque forme que ce soit : syndicats, organes territoriaux de double pouvoir, clubs, milices… et partis révolutionnaires, bien sûr. Ces conditions existaient au début du XXe siècle et de la révolution russe : le mouvement ouvrier européen comme un tout (y compris la Russie) avait une forte tradition socialiste au sens large, en grande partie forgé au cours des années de la social-démocratie. Sur cette tradition s’est appuyé le parti bolchevik de Lénine et Trotsky en 1917 et elle a été gardée vivante dans les grandes révolutions de l’entre-deux-guerres : l’allemande, hongroise, espagnole, les soulèvements en Italie et bien d’autres.
Dans ce sens, le problème de la conception du PO et du PTS est que dans celle-ci le rôle du Parti révolutionnaire est trop grand ou trop petit. Trop grand, parce qu’ils croient que l’existence même du Parti révolutionnaire en dirigeant le processus est une garantie que le processus va être socialiste (même si cette conscience et activité socialistes dans la classe ouvrière elle-même ne sont pas présents). Et trop petit, parce que comme conséquence de cette compréhension, ils ne comprennent pas qu’une tâche de premier ordre du parti socialiste révolutionnaire est d’apporter au mouvement ouvrier sa synthèse des expériences historiques (et dans cette tâche le parti est irremplaçable!), afin d’impulser, de faire progresser et de guider tous les nouveaux combats, les expériences et les constructions des travailleurs dans la période historique actuelle dans un sens révolutionnaire.
Une partie de ces responsabilités d’un Parti révolutionnaire est, à notre avis, soulever comme une nécessité de notre époque, la relance de la perspective socialiste. Cette perspective, même complètement déformée par le stalinisme, était présente dans l’imaginaire politique argentin, latino-américain et mondial la quasi-totalité du XXe siècle, mais aujourd’hui ce n’est pas une réalité actuelle, mais une tâche pour les révolutionnaires. C’est cette tâche que le FIT, dans son opportunisme et sa conception d’appareil, néglige complètement aujourd’hui, en ratant une occasion unique d’atteindre un public de masse avec cette perspective. Et c’est à cette tâche que le nouveau MAS se consacre, avec nos moyens humbles, sans sectarisme, mais avec conviction
_____________________________________
[1] En Argentine, le concept de « socialisme » n’a pas la connotation social-démocrate –et social-libérale- qu’elle a en Europe du fait du poids historique des partis sociaux-démocrates. Le mot « socialiste » renvoie plutôt au concept de « communiste », au sens révolutionnaire du terme, c’est-à-dire opposé à la société capitaliste et proposant une autre société radicalement différente.
[2] Seule province d’Argentine avec un Parti Socialiste au sens social-démocrate relativement fort.
Par Marcelo Yunes, Journal Socialisme ou Barbarie N°343