Dix-huit
mois après la brutale aggravation de la crise économique
mondiale survenue pendant l’été et l’automne 2008,
quel bilan pouvons-nous dresser de ce qui s’est passé et
ne s’est pas passé depuis lors ? Quelles sont les prévisions
alors faites qui se sont réalisées et celles qui ont, au
contraire, été infirmées par la séquence des événements
auxquels nous avons assisté ? Quels enseignements pouvons-nous
et devons-nous en tirer ? Et quelles prévisions peut-on
raisonnablement engagées pour l’avenir à court et moyen
terme ? Telles sont quelques-unes des questions que se
propose d’aborder cet article et auxquelles il ne répondra
d’ailleurs qu’en partie.
La crise n’a pas tenu ses promesses
Alors
que bon nombre des analystes avaient prévu à l’automne
2008 un enchaînement plus catastrophique de la crise, alors
que certains s’étaient même risqués à prédire un
prochain effondrement général du capitalisme [1],
celui-ci semble sortir une nouvelle fois de la zone des tempêtes
sans trop de dommages, sinon pour les exploité·e·s et les
dominé·e·s du moins pour lui. Comment l’expliquer ?
Certes,
l’économie capitaliste mondiale aura connu au cours des
dix-huit derniers mois la plus sévère contraction de son
activité depuis la Seconde Guerre mondiale, bien plus ample
que celles de 1973-1975 et de 1991-1993, et qui ne peut se
comparer qu’à la séquence des années 1930. Sa brutalité
transparaît dans les données suivantes. L’an dernier, le
PIB a baissé de 2,1 % en France, de 2,8 % aux Etats-Unis,
de 4 % dans l’ensemble de la zone euro, de 4,7 % au
Royaume-Uni, de 4,8 % en Allemagne, de 5,2% en Italie, de
5,6 % au Japon.
La
contraction de la production industrielle a été plus sévère
encore: entre le printemps 2008 et le printemps 2009, elle a
chuté de 15 % aux Etats-Unis, de 14 % dans l’ensemble de
la zone euro, de 20 % en France, de 25 % en Allemagne et même
de 35 % au Japon, du fait notamment d’un déstockage
massif des entreprises, à la hauteur de la situation de
surproduction atteinte à la veille du krach financier !
Entre 2007 et mi 2009, le taux de chômage officiel est passé
de 4,6 % à 9,6 % aux Etats-Unis, de 5,4 à 8,1% au Royaume-Uni,
de 8,4 à 9,5 % en France, de 7,1 à 9,6 % dans la zone
euro, signifiant la destruction de millions d’emplois et
de chômeurs en plus grand nombre encore: aux Etats-Unis,
c’est l’équivalent de la totalité des emplois créés
entre 2003 et 2007 qui a été ainsi détruit depuis lors.
Bref, 2009 a toutes les chances de rester dans les annales
économiques comme une annus horribilis. Et cependant,
on n’aura pas assisté à l’effondrement du système
financier (bancaire) et encore moins de l’ensemble de la
machine économique souvent prédits, pour s’en réjouir
ou s’en effrayer, à la fin 2008. On a bien connu une sévère
récession mais pas l’enclenchement d’une spirale dépressive
comme celle des années 1930, dans laquelle prix, production,
emplois, demande se tirent mutuellement vers le bas en un
cercle vicieux continu.
Il
faut donc reconnaître, en premier lieu, l’efficacité immédiate
des plans massifs de sauvetage du secteur financier
(700 milliards de dollars aux Etats-Unis, 3 000
milliards d’euros en Europe) et des plans non moins
massifs de relance économique (825 milliards de dollars aux
Etats-Unis, 200 milliards d’euros dans l’Union européenne,
585 milliards d’euro en Chine, 115 milliards d’euros au
Japon). Plans par ailleurs soutenus par la réduction par
les Banques centrales de leur taux de refinancement [2]
(0,25 % pour la Fed [3],
0,5 % pour la Banque d’Angleterre, 1 % pour la Banque
centrale européenne) ainsi que par l’achat massif par ces
mêmes Banques centrales d’obligations (privées et même
publiques), le tout pour fournir aux banques privées les
liquidités nécessaires à la poursuite de leurs activités
de crédit dans un contexte de contraction du marché
interbancaire [4].
Et aussi pour permettre une baisse des taux à long terme
sur ce même marché: au cours de 2009, ce sont ainsi 1 440
milliards de dollars qui ont été injectés dans le circuit
financier par la seule Fed. Avec cependant pour conséquence
de faire exploser les déficits publics qui ont ainsi
atteint 1en 2009 3,5 % du PBI aux Etats-Unis, 12,6 % au
Royaume-Uni, 12,7 % en Grèce et 12,2 % en Irlande, 9,6 % en
Espagne, 8,3 % en France, contre cependant seulement 3,2 %
dans la vertueuse Allemagne. Sous la conjonction de ces dépenses
supplémentaires et de la contraction des recettes due à la
récession économique, la dette publique brute aura bondi,
entre 2007 et 2009, de 61,8 à 83,9 % aux Etats-Unis, de
46,9 à 71 % au Royaume-Uni,
de 70,9 à 81,8 % dans la zone euro, de 167,1 à 189,
3 % au Japon, de 73,1à 90 % dans l’ensemble des Etats
membres de l’OCDE.
Parmi
les prévisions avancées au cours de l’automne 2008,
alors que la crise financière commençait à se communiquer
à «l’économie réelle» et qui ne se sont pas
non plus réalisées, il faut compter, en deuxième lieu,
l’absence à peu près totale de toute réaction de
quelque ampleur de la part des salarié·e·s et des peuples
qui allaient être les victimes de la récession, en termes
de destruction d’emploi, de montée du chômage, d’austérité
salariale, d’inégalités sociales croissantes, etc. En un
mot, la crise économique s’est bien transformée en crise
sociale, mais pas en crise politique et encore moins en
crise révolutionnaire.
Les
raisons en ont été multiples. Le seul fait que la première
ait été contenue dans les limites et les formes d’une «simple»
récession, fût-elle sévère, a sans doute incité bon
nombre d’exploité·e·s et de dominé·e·s à faire le
gros dos, en espérant ne pas en être victimes et en
attendant de (très) hypothétiques jours meilleurs. De
surcroît, la récente et brutale aggravation de la crise économique
est intervenue dans un contexte de lente, mais pour l’instant
irrésistible, dégradation du rapport de forces dans la
lutte des classes, en faveur du Capital et au détriment du
Travail, au fil des décennies antérieures d’une crise
structurelle du Capital qui est aussi devenue une crise
majeure de ce qu’on nommait naguère le mouvement ouvrier.
Enfin, là où elle s’est manifestée, comme en France par
exemple tout au long de l’hiver et du printemps 2009, la réaction
de certains secteurs du salariat n’a pas été à la
hauteur de la situation, donnant prise à la tactique
syndicale désormais éprouvée d’épuisement et de dévoiement
de la combativité par la répétition de stériles «journées
de mobilisation» qui consistent en fait à immobiliser
autant que possible les travailleurs.
Une
fois de plus, les principales confédérations syndicales,
CGT et CFDT en tête, auront parfaitement rempli leur
fonction de flancs-gardes du capital.
Enfin,
au nombre des démentis que le développement de la crise
aura infligés aux analyses à son sujet développées à
l’automne 2008, figure en troisième lieu l’absence de
toute remise en cause majeure de l’orientation néolibérale
dominant l’ensemble des politiques économiques depuis
maintenant trois décennies, dont la responsabilité est
pourtant largement engagée dans la séquence critique que
l’on vient de connaître et dont la faillite a pourtant été
constatée par tout le monde à cette occasion. Même s’il
a fallu aux gouvernants violer tous les dogmes de l’économie
politique et de la politique économique néolibérale,
encore présentés la veille comme aussi intangibles que les
Ecritures, en faisant massivement appel à l’Etat pour
sauver le capital de sa crise et en s’engageant dans la
voie d’une (très timide) reréglementation des marchés,
la situation à peine stabilisée, on a vu ces mêmes
gouvernants et les états-majors des grands groupes
capitalistes retourner à leurs dieux et démons de la
veille: déjà il n’est plus question pour eux que de
reprendre leur marche en avant, un moment interrompue et dévoyée,
vers le règne de la liberté qu’est censé être le tout-marché.
C’est que, sur le plan idéologique, la bourgeoisie n’a
pas de programme de rechange. Le néolibéralisme reste sa
politique dans la mesure où il permet d’aggraver l’exploitation
et la domination du salariat tout en garantissant la prédominance
du capital financier sur les autres fractions du capital.
Bref,
passé le moment de stupeur et de panique de l’automne
2008, avec le soutien actif de ses états-majors
gouvernementaux et de ses flancs-gardes syndicaux, la
bourgeoisie s’est rapidement ressaisie et a su non
seulement garder l’initiative mais reprendre l’offensive
contre les salariés. Pour l’instant, elle continue de
triompher.
Aucun des problèmes de fond n’est réglé
Elle
aurait cependant tort de croire qu’elle est tirée
d’affaire et que la crise est finie. Il se pourrait bien
que la victoire que la bourgeoisie semble avoir remportée
en jugulant une crise qui menaçait de l’emporter soit en
définitive une victoire à la Pyrrhus.
En
premier lieu, la crise financière n’est pas jugulée. Les
banques n’en finissent pas de chiffrer le montant de leurs
pertes, au fur et à mesure où elles enregistrent la dépréciation
de leurs actifs (des titres de crédit ou de propriété qui
composent leur capital), «pourris» par le mécanisme de la
titrisation générateur de la crise financier ou compromis
entre-temps par les ravages de la récession au sein de «l’économie
réelle» (les entreprises en faillite, les ménages
surendettés). En avril 2009, le FMI considérait que les
banques n’avaient reconnu jusqu’alors que le tiers de
leurs dépréciations effectives, l’écart entre le
montant des pertes avoué et leur montant réel étant
particulièrement accentué en Europe occidentale: sur un
montant de 1200 milliards de dollars de pertes effectives,
à peine plus de 300 ont été reconnus, le restant devant
être passées dans les comptes d’ici à la fin 2010 [5].
Et ce bien que les banques aient recommencé à faire des bénéfices
tout à fait conséquents: sur les neuf premiers mois de
2009, les quatre principaux établissements français ont
ainsi engrangé quelque 5,3 milliards d’euros,
essentiellement grâce aux écarts entre les taux auxquels
elles empruntent elles-mêmes (notamment auprès de la
Banque centrale) et ceux auxquels elles prêtent à leurs
propres clients.
Par
ailleurs, si la crise a pu être jugulée, contenue dans les
limites d’une «simple» récession sévère sans virer à
la dépression catastrophique, c’est, nous l’avons vu
plus haut, en en substituant l’endettement public à l’endettement
privé en tant que moteur de l’accumulation du capital: en
somme, pour sauver les capitaux réels et les capitaux
fictifs débiteurs des créanciers privés, on a gonflé les
dettes publiques. Mais pareil gonflement des déficits
publics, qui ne peuvent que mécaniquement s’aggraver, est
en train de créer les conditions non seulement d’une
nouvelle bulle spéculative, mais encore et surtout d’une
crise financière bien plus grave encore lorsque les premières
défaillances d’Etats se produiront. Déjà certains Etats
européens (la Grèce, l’Espagne, Portugal, l’Irlande
mais aussi l’ Italie et même le Royaume-Uni) commencent
à avoir du mal à emprunter sur les marchés financiers (ils
n’y parviennent que moyennant une hausse constante des
primes de risque, donc des taux d’intérêts), ce qui fait
craindre un éclatement à terme de la zone euro, possible même
s’il est pour l’instant peu probable ; tandis que bon
nombre des Etats d’Europe centrale et orientale membres de
l’Union européenne ont dû faire appel à l’aide (rien
moins que désintéressée) du Fonds monétaire
international, repoussant ainsi aux calendes grecques leur
intégration dans cette même zone. Ce qui augure, dans tous
les cas, de nouveaux plans de rigueur, impliquant des coupes
claires dans les dépenses publiques, qui restreindront d’autant
les possibilités de sortie de crise.
Enfin
il faudra bien mettre prochainement fin à cette autre
perfusion pratiquée sur le malade qu’a été l’injection
massive de liquidités dans le circuit financier par les
Banques centrales, ainsi que nous l’avons indiqué. Tout
simplement parce que la poursuite d’un tel traitement,
outre qu’elle est d’ores et déjà génératrice de
pratiques spéculatives [6],
ne pourrait que menacer la confiance dans la valeur des
monnaies. Se pose donc déjà la question de la délicate
sortie de ce dispositif d’exception, qui seule nous fera
savoir quel est l’état de santé effectif du système
financier.
En
deuxième lieu, rien n’est a été entrepris pour que se
produise un rééquilibrage dans le partage de la valeur
ajoutée qui est pourtant à la racine même non seulement
de la récente phase critique, mais de la récurrence de
toutes les crises financières depuis une trentaine d’années.
Car, ainsi que j’ai eu l’occasion de le démontrer dans
le premier de mes deux articles précédents, c’est ce déséquilibre
qui, par l’insuffisance de la demande salariale, vient
freiner puis finalement bloquer l’accumulation du capital,
en rendant simultanément possible et même, dans une
certaine mesure, nécessaire un gonflement artificiel du crédit
(de l’endettement privé) pour entretenir la croissance réelle
tout en générant une bulle spéculative, avant que d’exiger
que l’endettement public ne prenne le relais lorsque cette
bulle finit par éclater. Bien, au contraire, la dernière
phase critique et sa gestion n’ont fait qu’aggraver
encore le déséquilibre dans le partage de la valeur ajoutée,
sur le plan mondial (que l’on pense par exemple combien
les salaires chinois restent bridés) comme au sein des différents
Etats, notamment en provoquant une augmentation du chômage
et, par conséquent, une pression supplémentaire en faveur
de l’austérité salariale (ralentissement de la hausse
des salaires réels dans le meilleur des cas, stagnation
dans la plupart des cas, voire quelquefois baisse sous l’effet
d’un chantage aux licenciements) – dont l’effet récessif
voire dépressif va encore s’accroître dans les prochains
mois, lorsque les indemnités de chômage des salariés
licenciés vont se trouver réduites voire supprimées et
que les comportements d’épargne préventive des ménages
vont se renforcer. Et ce d’autant plus que le chômage va
continuer à s’accroître sous l’effet et de la
poursuite des faillites (car il persiste des surcapacités
de production dans de nombreuses branches et certaines
entreprises ont différé leurs licenciements en espérant
une reprise qui ne s’est pas produite) et de la permanence
d’une demande atone qui ne rendra au mieux possible qu’une
croissance molle, que la montée du chômage va d’ailleurs
continuer à déprimer encore.
En
troisième lieu, en dépit des promesses et des rodomontades
de certains de «nos» dirigeants, au premier rang desquels
notre Tartarin national (Sarkozy), aucune véritable re-régulation
de la finance transnationalisée n’a été mise en place,
de manière à prévenir et éventuellement contenir la réédition
de bulles financières mondiales dont l’éclatement ravage
«l’économie réelle» et menace à chaque fois la
stabilité du système tout entier. Alors que le G20 réuni
début avril 2009 à Londres puis à Pittsburgh en septembre
nous a promis d’enclencher un processus visant à revenir
sur la dérégulation financière initiée à partir de la
fin des années 1970, on s’est contenté de promesses et
de mesurettes insignifiantes. Qu’on en juge !
Pas
plus qu’avant la crise, les banques centrales ne sont
aujourd’hui dotées des pouvoirs réglementaires qui les
autoriseraient à réguler la distribution de crédits par
les banques privées de manière à leur interdire d’alimenter
des bulles spéculatives ; aujourd’hui comme hier, on fait
essentiellement confiance à la sagesse des dirigeants des
banques privées: à leur promesse (régulièrement non
tenue par le passé) de respecter des règles prudentielles
dans la distribution de crédits et à leur clairvoyance,
alors qu’une récente enquête auprès des quinze plus
grande banque du monde témoigne de la myopie de leurs
dirigeants à l’égard des risques encourus [7].
On y a certes adjoint un mécanisme de supervision «macroprudentiel»
(des instances de surveillance des activités financières
pourvues d’une faible capacité de contraindre des acteurs
aux comportements potentiellement dangereux pour l’ensemble
du système financier) ; mais, pour mesurer son efficacité
potentielle, il faut savoir que de pareilles instances
avaient déjà été instituées au lendemain de la crise
financière asiatique de 1997-1998… avec le succès que
l’on sait dans la prévention des deux crises financières
suivantes, celle de la soi-disant «nouvelle économie»
et celle des subprimes.
Et
c’est également à la régulation privée, sous forme de
chambre de compensations, que l’on continue à s’en
remettre pour régulier l’émission et le marché des
produits dérivés, ces multiplicateurs des risques
financiers qui ont été à la base de toutes les bulles
financières depuis plus de vingt ans. Autant demander à
des pyromanes de désigner parmi eux une équipe de pompiers
!
La
soi-disant lutte engagée contre les paradis fiscaux,
responsables d’une fraude et d’une évasion fiscales
massives et opérateurs de premier plan au sein de la dérégulation
financière et de la spéculation mondialisée, s’est réduite…
à faire les gros yeux aux plus visibles et notables
d’entre eux, lesquels s’en sont tirés en promettant de
lever leur secret bancaire (une promesse non tenue à l’heure
qu’il est) et d’étendre le champ de leur coopération
avec les administrations fiscales d’Etats tiers. Ce qui
n’a abouti pour l’instant qu’à jeter quelques
centaines de nom en pâture, pour mieux continuer à
maintenir tous les autres dans l’ombre. Bref de la poudre
aux yeux! Et, dans ses conditions, les pratiques prédatrices
des fonds spéculatifs, tous basés dans des paradis fiscaux,
ont encore de beaux jours devant eux.
Quant
à la promesse de mettre fin aux revenus extravagants des
dirigeants de banques, compagnies d’assurances, fonds d’investissement,
etc., ou des ‘simples’ traders, on n’a pas eu à
attendre pour apprendre ce qu’il en sera. Sauvé d’une
faillite certaine à l’automne 2008 grâce à une aide
publique de 85 milliards de dollars, le plus gros assureur
états-unien AIG a annoncé au printemps suivant qu’il
allait distribuer 165 millions de dollars de bonus entre 418
de ses principaux salariés ; tandis que le patron de la
banque franco-belge Dexia, elle aussi sauvée de la faillite
par l’argent public, est partie à la retraite avec une
pension supplémentaire annuelle («retraite chapeau»)
de 588 000 euros ! Et, sur les 3,2 milliards de bénéfices
qu’elle a réalisés pendant le premier semestre 2009, BNP-Paribas
a annoncé en provisionner un milliard pour les primes de
ses traders ; une paille à côté des huit milliards de
dollars que Goldmann Sachs réserve aux siens ! Et aucun des
gouvernements du G20 n’a entrepris de plafonner ces bonus
ni même de les taxer durablement [8],
se conformant ainsi implicitement au bon vieux principe
capitaliste: «Business as usual !»
Bien
plus, la manière dont les Etats ont volé au secours du
secteur financier, du moins après la panique consécutive
au lâchage de Lehmann Brothers et face au risque d’un
effondrement de l’ensemble du système financier par
faillites successives, garantit implicitement les banques et
les fonds d’investissement d’être assurés du soutien
des pouvoirs publics dès qu’ils menaceront de faire
faillite et dès lors que leur défaillance risque d’en
provoquer d’autres, voire de déstabiliser tout le
secteur, et ce quels que soient les risques inconsidérés
qu’ils auront pu prendre. Ce qui ne peut que les inciter
à les courir dès lors qu’ils sont la contrepartie de la
promesse de gains juteux. Plus que jamais la doctrine du too
big to fail (trop gros pour faire faillite) a désormais
cours.
Enfin,
la suite de réunions des chefs d’Etat ou de gouvernements
des principales puissances capitalistes, fût-ce dans le
cadre d’un G8 élargi en G20, a surtout démontré, une
fois de plus, l’impossibilité d’instaurer une véritable
gouvernance capitaliste mondiale dans un contexte de crise
de l’hégémonie états-unienne. Et, même au niveau
continental, pareille coordination a eu du mal à se mettre
en place. Ainsi, au niveau européen, ce n’est qu’avec
grande peine que les gouvernements de l’Union européen
ont pu tomber d’accord sur un plan de sauvetage des
banques en octobre 2008 ; et le sommet européen de décembre
2008 n’a pas même pu accoucher d’une véritable relance
concertée, chaque membre de l’Union y allant de sa propre
relance en ordre dispersé, ce qui en a limité d’autant
la portée, chacun cherchant plutôt à reporter le poids de
la crise sur ses voisins qu’à opérer de manière coopérative.
Et, dotée d’un budget fédéral ridicule (1,2 % du PIB de
l’Union), elle se trouve actuellement incapable de venir
en aide à ses Etats membres les plus affectés par la crise
et par le risque d’insolvabilité ; tandis qu’il est
interdit à la Banque centrale européenne de leur prêter
de l’argent.
L’avenir est sombre
Dans
ces conditions, même si la présente récession pourra
finalement être surmontée à moyen terme, ce qui n’est
pas certain, le scénario le plus probable est celui de la réédition
du même enchaînement qui conduira d’une nouvelle bulle
spéculative (qui se portera sans doute cette fois-ci sur
les titres des dettes publiques), accompagnée d’une
reprise économique factice, débouchant immanquablement sur
un nouveau krach et une nouvelle récession qui se
produiront cependant dans des conditions bien pires que la
précédente. Car les Etats ne pourront pas sauver une
nouvelle fois le capital à la hauteur de leurs engagements
sur ces deux dernières années, du fait même des limites
que va rencontrer la dette publique sous l’effet de ces
engagements précisément.
De
surcroît, dans les prochaines années et plus encore dans
les prochaines décennies, on va assister à une aggravation
de la crise écologique. Car, contrairement à tous les
discours nous promettant pour demain un «capitalisme
vert», le capitalisme est incapable de résoudre cette
dernière pour des raisons non pas conjoncturelles (absence
de volonté réformatrice, poids des lobbys de
l’automobile et du nucléaire, choix de mauvaises
orientations en matière de politique économique, etc.)
mais pour des raisons structurelles [9].
C’est d’ailleurs ce que l’échec de la récente conférence
de Copenhague sur le climat vient d’illustrer. Et la crise
économique va se trouver aggravée bien plus que résolue
par l’approfondissement de la crise écologique, notamment
sous l’effet du renchérissement des prix de l’énergie
(à commencer par celui du pétrole qui est reparti à la
hausse après s’être effondré à 30 dollars le baril en
décembre 2008), de certaines matières premières
industrielles, des produits agricoles (avec à la clé, de
nouvelles crises alimentaires), etc., avec pour effet global
une hausse tendancielle de la valeur de la force de travail
mais aussi de la rente (de sa part dans la plus-value), dépréciant
d’autant la profitabilité du capital.
Enfin,
la bourgeoisie aurait tort de se féliciter de la faiblesse
durable de combativité des salariés. Car l’absence de
tout sujet antagoniste sérieux, capable d’infléchir les
orientations générales qu’elle impose au cours du monde
actuel, contribue aussi à la rendre incapable de prendre
des mesures pour «réformer le capitalisme», sur le plan
économique aussi bien que sur le plan écologique,
autrement dit pour prolonger les conditions générales de
la reproduction du capital.
Mais
c’est là est aussi le principal problème pour nous.
Comment créer les conditions de la renaissance d’une
conflictualité des opprimé·e·s qui soit à la hauteur
des défis actuels ? Je me propose d’y revenir dans un
prochain article.
Notes
:
1.
Si je compte incontestablement parmi les premiers, du moins
ai-je eu la prudence de ne pas me classer parmi les seconds.
Voir les articles d’Alain Bihr consacrés à la crise économique
sur ce site.
2.
C’est le taux de base auquel les banques privées et
autres institutions financières peuvent emprunter auprès
de la Banque centrale.
3.
Fed: abréviation pour Federal Reserve Bank, la Banque
centrale états-unienne.
4.
C’est le marché sur lequel les banques privées se
financent (se font crédit) mutuellement à court terme
(quelques mois ou semaines) voire très court terme (quelques
jours).
5.
Cf. Guillaume Duval, «Les banques restent fragiles», Alternatives
Economiques, n°283, septembre 2009, page 11.
6.
Les taux de refinancement réels (déduction faite de
l’inflation) des banques centrales sont devenus presque
nuls voire négatifs dans tous les principaux Etats. Avec
d’ailleurs pour conséquence de favoriser immédiatement
la formation d’une nouvelle bulle spéculative. Grâce à
la surabondance des liquidités mises à la disposition des
banques privées par les Banques centrales, les bourses ont
en effet repris des couleurs, les acteurs financiers
utilisant cet argent pour relancer la spéculation… plutôt
que de l’investir dans «l’économie réelle»
(de prêter aux entreprises et aux ménages). Entre fin 2008
et l’automne 2009, les indices boursiers ont ainsi crû de
60 % aux Etats-Unis et en Allemagne, de 50 % en France et au
Japon, de 40 % au Royaume-Uni et en Australie. Preuve supplémentaire
que la spéculation est (devenue) une drogue dure à
laquelle le capital est durement et gravement acco…Jamais
le contraste n’a été aussi énorme qu’aujourd’hui
entre une «économie fictive» euphorique et une «économie
réelle» languissante sinon déprimée !
7.
Cf. Christian Chavagneux, «Les banques contrôlent mal leur
risques», Alternatives Economiques, n°286, décembre
2009, page 62.
8.
La taxation instituée par le Royaume-Uni et la France à sa
suite s’arrêtera le 5 avril prochain. Il suffira à nos
financiers de différer jusqu’au 6 avril la perception de
leurs primes pour que celles-ci échappent au fisc. Quel
sacrifice !
9.
Je renvoie ici à mon article «Un "capitalisme
vert" est-il possible ?»
(26
février 2010)