Les
doutes sur la gouvernance en Europe
font plonger l'euro
Par
Marie de Vergès
Le
Monde, 15/05/10
A
peine bouclé, déjà périmé ? Le plan de sauvetage de
l'euro a été adopté il y a moins d'une semaine, mais la
monnaie unique n'en finit pas de plonger : elle est passée
sous le seuil de 1,24 dollar vendredi 14 mai, chutant jusqu'à
1,2380 dollar pour la première fois depuis dix–huit mois.
La
riposte massive décidée par les dirigeants européens n'a–t–elle
donc pas suffi à rassurer les marchés ? C'est pourtant
l'artillerie lourde qui a été dégainée pour prévenir le
risque d'une explosion de la zone euro : création d'un
fonds de 750 milliards d'euros, action coordonnée des
grandes banques centrales, rachat de la dette publique par
l'institut d'émission européen.
"Le
plan était parfait pour gagner du temps et éviter une
contagion de la crise à d'autres Etats et aux banques, mais
les marchés restent très inquiets sur l'avenir de la zone
euro", explique David Deddouche, stratège à la Société
générale.
Le
risque d'une faillite à court terme de la Grèce, ou même
du Portugal et de l'Espagne, semble pour l'instant écarté.
Mais un "stress" chasse l'autre. La crise déclenchée
par la grave dérive des comptes publics grecs contraint
aujourd'hui les Etats à se serrer la ceinture. Un peu
partout en Europe, sous la pression des marchés, les
gouvernements multiplient les annonces de tours de vis budgétaires.
Dans
les pays les plus vulnérables, les mesures tout juste adoptées
sont parfois spectaculaires : augmentation de 4 points de la
TVA en Grèce ; hausse des impôts sur le revenu des ménages
au Portugal ; baisse des salaires des fonctionnaires de 5 %
en Espagne... Inévitables et attendues, ces mesures ne sont
toutefois pas sans risques. Des économistes brandissent la
menace d'une spirale déflationniste condamnant le sud de
l'Europe à une longue récession... au risque de mettre en
péril la réduction des déficits. A plus long terme, la
question de la solvabilité de ces Etats reste posée.
Plus
largement, "cette rigueur risque d'avoir un impact sur
la croissance en Europe, et cela inquiète", décrypte
Laurence Boone, chef économiste chez Barclays. D'autant que
la reprise est encore très poussive sur un Vieux Continent
déjà distancé par les Etats–Unis. La perspective d'un
relèvement des taux européens semble d'ailleurs repoussée
aux calendes grecques.
Dans
ce contexte, "il faut plutôt se réjouir de la baisse
de l'euro", recommande l'économiste Daniel Cohen.
"Avant le plan de sauvetage, il y avait un risque systémique
et la chute de l'euro en était un symptôme inquiétant.
Aujourd'hui, il y a davantage un risque sur la croissance",
détaille M. Cohen. La dépréciation de la monnaie est
alors une bonne nouvelle puisqu'elle dope les exportations.
En résumé, indique l'économiste, "il y a un bon et
un mauvais euro faible".
Mais
les marchés restent ultra volatils avec des investisseurs
aux aguets, prêts à se débarrasser de la devise européenne
au moindre signal d'alerte. Ainsi, les propos tenus jeudi
par le patron de la Deutsche Bank, Josef Ackermann, doutant
de la capacité de la Grèce à rembourser sa dette, ont semé
le trouble chez les investisseurs. Tout comme l'information
délivrée vendredi par le quotidien espagnol El Pais, selon
laquelle le président Nicolas Sarkozy aurait menacé de
sortir la France de l'euro pour forcer l'Allemagne à
accepter le plan de sauvetage de la Grèce.
Enfin,
des inquiétudes demeurent sur les structures mêmes de la
zone euro. Le plan d'aide a répondu à l'urgence, mais
"des questions restent, auxquelles il faudra répondre,
indique Laurence Boone. Par exemple, comment réformer la
surveillance des Etats ? Faut–il instaurer un fédéralisme
budgétaire" ? La zone est condamnée à se réformer
sous peine d'une "possible désintégration de l'euro",
selon les termes mêmes de Paul Volcker, conseiller économique
du président américain, Barack Obama.
L'ancien
patron de la Réserve fédérale américaine (Fed) a tenu,
vendredi, un discours très pessimiste sur l'euro,
nourrissant les craintes des marchés. "De toute évidence,
je pense que l'on peut dire que l'euro a échoué et est
tombé dans un piège qui était manifeste depuis le début",
a–t–il affirmé, pointant l'absence de politique budgétaire
commune. "L'Europe va devoir décider si elle veut être
plus ou moins intégrée, et cela remet l'euro en question",
a–t–il poursuivi. Interrogé sur les propos de M.
Volcker, le secrétaire américain au Trésor, Tim Geithner,
s'est voulu plus optimiste : "Je pense que l'Europe a
la capacité de s'en sortir."
Comme
le titrait l'hebdomadaire britannique The Economist, la
monnaie unique est peut–être "sauvée, mais pas guérie".
Entretien
à Patrick Artus
«
Les marchés sont, pour une fois, raisonnables »
« Ils
ont compris qu'on avait créé un mécanisme susceptible
de
dégrader la situation financière de la zone euro »
Propos
recueillis par Anne Michel
Le
Monde, 15/05/10
L'annonce,
le 10 mai, d'un plan d'aide géant de 750 milliards d'euros
afin d'éviter que la crise grecque ne s'étende à
l'Espagne, au Portugal, voire à l'Italie, avait été saluée
par les marchés financiers. Mais, vendredi 14 mai, les
Bourses replongeaient et l'euro tombait à son plus bas
niveau depuis octobre 2008. Dans un entretien au Monde,
Patrick Artus, directeur des études économiques de Natixis,
et professeur à l'Ecole polytechnique, décrypte l'inquiétude
des investisseurs devant l'ampleur des déficits et leur
scepticisme face aux plans d'austérité destinés à les résorber.
Il propose des pistes pour éviter le chaos.
Comment
expliquer le revirement des marchés financiers ?
Le
sentiment des marchés est, pour une fois, raisonnable. Les
investisseurs ont commencé par analyser le court terme. Ils
ont salué l'efficacité du plan et, surtout, les mesures
exceptionnelles immédiatement mises en place, comme l'achat
de dettes publiques par la Banque centrale européenne
(BCE). Ces achats, qui soutiennent le marché de la dette,
permettent aux Etats d'emprunter à des taux d'intérêt
satisfaisants. Selon nos calculs, la BCE a acheté 30
milliards d'euros d'obligations entre lundi et mercredi,
essentiellement grecques et portugaises.
Puis,
les marchés ont réfléchi. Ils ont compris qu'on avait créé
un mécanisme susceptible de dégrader la situation financière
de la zone euro. Si l'Espagne devait connaître à son tour
une crise du financement, l'intervention de la BCE ne
suffirait pas à stabiliser les marchés. Il faudrait que la
France et l'Allemagne s'endettent, pour financer le pays.
Leurs notes de crédit seraient dégradées, leurs coûts de
financement augmentés. On connaîtrait une véritable crise
de la zone euro. La contribution potentielle de la France au
plan atteint 80 milliards d'euros, soit l'équivalent de 4
points de PIB.
C'est donc la
capacité de l'Espagne à s'en sortir qui va déterminer la
suite des événements ?
C'est
la clé de tout. On a tort de considérer l'Italie comme un
problème. Avec un déficit public de 5 % du PIB, elle est
loin des 11 % de l'Espagne ! Si Madrid continue à financer
ses déficits sans difficulté, cela ira. Mais les marchés
en doutent.
Quel
est votre avis ?
Personne
n'a encore dit que réduire les dépenses publiques de 1
point de PIB ne réduit pas le déficit public de 1 point de
PIB. Il faut prendre en compte l'effet négatif sur la
croissance. Baisser les dépenses publiques, réduire les
salaires des fonctionnaires, augmenter la TVA, tout cela
entraîne une moindre consommation, donc une baisse du PIB.
Moins de PIB signifie moins d'impôts. Dès lors, l'Espagne,
en diminuant ses dépenses de 1 point de PIB, peut espérer
diminuer son déficit de seulement 0,5 point de PIB. Sans
autre facteur de soutien de l'économie, elle atteindra
difficilement son objectif de ramener son déficit à 5 % du
PIB l'an prochain. Il devrait se situer autour de 8 %.
Le
pire serait donc à venir ?
Il
arrivera un moment où l'on se rendra compte que les déficits
seront supérieurs à ce qui a été annoncé. Ce ne sera
pas une mauvaise nouvelle si les marchés réagissent
intelligemment en se félicitant du moindre impact des plans
d'austérité sur la croissance. Mais s'ils le prennent mal,
et arrêtent de prêter à l'Espagne, on entrera dans une
crise plus grave, qui n'épargnera aucun pays.
Que
faut–il faire pour éviter d'en arriver là ?
Les
politiques pourraient s'en mêler et dénoncer le caractère
déraisonnable des efforts demandés en termes de réduction
des déficits publics. On exige toujours plus des
gouvernements, en ne leur donnant pour choix que de tuer
leur économie ou de manquer leurs objectifs. Il n'est pas
trop tard pour réagir. Pas trop tard pour que l'Allemagne
et la Commission européenne comprennent que ces exigences
sont contre–productives. Il faut revenir sur les rythmes
de réduction des déficits. Sinon, il existe une autre voie,
c'est que l'euro continue à se déprécier.
Sa baisse ne
serait donc pas une mauvaise chose...
Tous
les pays qui ont réduit avec succès leurs déficits dans
les années 1990 – Canada, Irlande, Danemark ou Finlande
– ont profité de mesures qui ont stimulé leurs économies
(taux d'intérêt bas et taux de change déprécié). En
laissant aller leur monnaie, les gouvernements ont permis un
boom des exportations. Le fameux miracle suédois repose sur
la dépréciation de la couronne. Cette piste doit être
explorée.
Comment
"organiser" la baisse de l'euro ?
En
créant, par exemple, de la monnaie, selon le principe du
quantitative easing, bien connu de la Banque d'Angleterre et
de la banque centrale chinoise. Quand plus de monnaie est
offerte, celle–ci se déprécie. Une telle politique peut
se combiner avec des achats de dollars.
Est–il
pensable de voir la BCE, réputée pour son orthodoxie, se
lancer dans une politique délibérée de monnaie faible à
la chinoise ?
Oui
tout à fait, car son président, Jean–Claude Trichet, est
un homme fin doté d'un réel sens politique. N'a–t–on
pas vu, en peu de temps, l'Europe prendre des décisions
jusqu'ici inconcevables, comme d'oublier le pacte de
stabilité après la chute de la banque américaine Lehman
Brothers ou la clause de no bail out ("pas de
renflouement"), qui supposait de ne sauver aucun Etat
en difficulté ? La BCE ne s'est–elle pas résolue à
acheter des dettes publiques ? La politique de change est du
ressort du Conseil européen, et les chefs d'Etat pourraient
tout à fait donner l'ordre à la BCE de procéder à des
interventions de change. Il faudrait convaincre l'Allemagne.
Si on ne fait rien, si l'euro se maintient à 1,20 ou 1,25
dollar, et si la croissance n'est que de 1,5 % jusqu'en
2012, nos déficits se réduiront de moitié seulement par
rapport à l'objectif.
En quelques
semaines, la crise grecque s'est muée en crise de la zone
euro. Des erreurs ont–elles été commises ? Aurait–on dû
restructurer la dette de la Grèce ?
Peut–être
est–ce une option qu'il faudra envisager, mais on ne
restructure jamais la dette d'un pays à chaud ! Si on avait
annoncé un défaut de paiement de la Grèce, toute la zone
euro aurait été attaquée. Cette crise montre qu'il n'est
pas possible d'instaurer une monnaie unique sans solidarité
entre les pays. La zone euro a besoin de plus de solidarité
et de moins de souveraineté budgétaire. Bruxelles a raison
en voulant instaurer un droit de regard entre Etats sur
leurs budgets, assorti d'un droit de veto en cas de dérive.
Du jour où les Etats sont obligés de s'entraider, c'est nécessaire.
C'est aussi la meilleure façon de réduire les déficits de
façon préventive.
La
chancelière allemande a–t–elle trop tardé à valider
le plan d'aide ?
Les
Allemands ont une vision constitutionnaliste et légaliste.
Il était impensable pour eux d'enfreindre les principes
fondateurs de l'Union européenne. Mme Merkel a fini par se
ranger au principe de réalité.
La
solution pour un pays en difficulté n'est–elle pas de
quitter la zone euro ?
Un
pays qui choisirait cette voie mourrait dans l'instant.
L'Espagne se finance à 3,80 % d'intérêts à dix ans. Ce
taux grimperait à 20 % si elle reprenait sa monnaie.
La France n'est
pas l'Espagne, mais doit aussi réduire son déficit. Le
plan Fillon suffira–t–il ?
Selon
nos calculs, il faudrait qu'en deux ans la France réduise
son déficit de 96 milliards d'euros. Le gouvernement assure
que la croissance apportera 20 milliards d'euros, mais il se
fonde sur une prévision optimiste de 2,5 %. S'il faut
trouver 96 milliards de réduction de nos déficits
structurels, ce sera compliqué. Cela représente deux siècles
de bouclier fiscal ! On peut toujours, comme en Grèce, décider
de ne plus payer les retraites ni les fonctionnaires. Ce
n'est pas efficace. La seule façon de faire, c'est de procéder
à une grande réforme fiscale, en alignant la taxation des
revenus du capital sur celle du travail. Cela pourrait
rapporter 100 milliards d'euros, sans dégât économique
puisque ces revenus sont épargnés.
Baisses
phénoménales de rentrées fiscales
La
dette des pays riches atteindrait 110 %
du PIB en 2015
Par
Alain Faujas
Le
Monde, 14/05/10
A
tous ceux qui n'ont pas compris avec la panique des marchés
européens que la dette publique était devenue
insupportable, le rapport "Monitor fiscal" que
publie ce vendredi 14 mai le Fonds monétaire international
(FMI) fera froid dans le dos.
Malgré
une évidente amélioration de la conjoncture économique,
les pays riches du G20 ont peu réduit leurs déficits et le
fardeau de leur dette devrait représenter 110 % de leur
produit intérieur brut en 2015 contre 91 % aujourd'hui et
73 % en 2007, au tout début de la crise. Manifestement la
Grèce ne sera plus une exception et les champions de cette
vague de dettes sont sans conteste les Etats–Unis et le
Royaume–Uni.
Le
rapport souligne pour la première fois qu'un lien "évident"
existe entre la dette et la croissance : "Si celle–là
ne revient pas en dessous de ses niveaux antérieurs, le
potentiel de croissance des économies avancées s'en
trouverait amputé chaque année de plus de 0,5 %, effet
considérable quand il se prolonge d'année en année",
notent les auteurs, qui s'inquiètent de l'effort à fournir
pour revenir à un taux "normal" de 60 % dans des
pays qui verront dans le même temps progresser de 4 ou 5
points de PIB leurs dépenses de retraite et de santé au
cours des vingt prochaines années.
Baisses phénoménales
de rentrées fiscales
Mission
impossible ? Les pays émergents du G20 ont moins de crainte
à avoir, car le FMI prédit qu'ils reviendront sans grande
difficulté au niveau de dette souhaitable (40 %) et
redresseront la barre à partir de 2011. Ils peuvent
toutefois s'attendre à pâtir de taux d'intérêt élevés
et des soubresauts budgétaires des pays riches.
Le
FMI contredit tous ceux qui ont accusé les plans de relance
de l'économie d'être responsables de cette forte poussée
de l'endettement public. Selon son rapport, ce sont les
baisses phénoménales des rentrées fiscales dues à
l'approfondissement de la crise à partir de 2011 qui ont
creusé les trous budgétaires. Autrement dit, c'est le
moins de recettes et non le surcroît de dépenses des pays
du G20 qui a créé la montagne de dette publique qui fait
trembler les marchés.
On
comprend pourquoi Dominique Strauss–Kahn, le directeur général
du FMI, presse désormais le G20 d'agir, mais en termes
diplomatiques. "Il est maintenant urgent de commencer
à mettre en place les mesures pour s'assurer que la hausse
des déficits et des dettes résultant de la crise ne déboucheront
pas sur des problèmes de viabilité budgétaire."
Le
changement de ton est net par rapport au mois dernier, où
le FMI demandait aux pays du G20 de ne pas arrêter trop tôt
leurs plans de soutien économique. La Grèce aidant,
l'assainissement est devenu prioritaire.
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