Berlin.- Experte dans l'art des positions floues, Angela Merkel joue la
montre. La chancelière allemande pourrait bien remporter la
partie et imposer la solution que la France considère comme
un désaveu de l'euro: l'intervention du Fonds monétaire
international (FMI) pour aider la Grèce en déroute. A
moins qu'elle ne se serve de cette menace pour obtenir un
durcissement de la discipline dans la zone euro.
Depuis quelques jours, sans le reconnaître, MmeMerkel rejette les unes après
les autres les possibilités d'un soutien européen à la Grèce,
voulu par ses partenaires. Hostile à un renflouement immédiat
dont l'Allemagne serait le plus gros contributeur, elle a
tergiversé sur la création d'un Fonds monétaire européen
(FME) jusqu'à ce dernier coup de théâtre au Bundestag,
mercredi 17mars, où elle a envisagé l'exclusion d'un
membre de la zone euro… tout en prenant acte du fait que
le traité institutionnel ne le permettait pas.
Le tour est joué: il reste maintenant l'aide du FMI. La Grèce au bord du
gouffre la brandit comme une menace, la France n'en veut
pas, l'Allemagne a d'abord déclaré d'y être hostile.
"Plus les Grecs réclament une intervention du FMI,
mieux on se porte", dit-on maintenant sans détours
dans l'entourage de la chancelière. Le Conseil européen
des 25 et 26mars sera l'épreuve de vérité. A travers la
question de l'aide à la Grèce se joue un match
France-Allemagne, la mise en concurrence de deux conceptions
de l'Europe.
"Jusqu'où
ira-t-on ?"
L'Allemagne est-elle égoïste? Oui, dit la France, par la voix de Christine
Lagarde. La ministre des finances, dans le Financial Times
du 15 mars, accuse l'Allemagne de nuire à la cohésion de
la zone euro. En comprimant les salaires, observe-t-elle à
juste titre, le pays sacrifie la demande intérieure au
profit de ses excédents, privilégie ses propres
exportations au détriment de celles de ses voisins, nuit à
l'équilibre général.
Joschka Fischer s'inquiète. Depuis son bureau de Berlin, l'ancien ministre
des affaires étrangères du chancelier Gerhard Schröder
contemple les dégâts de la crise grecque : "Pourquoi
la France attaque-t-elle si violemment l'Allemagne ? Jusqu'où
ira-t-on ?" L'Elysée prétexte la gaffe, mais le
message est bien passé. Mme Lagarde a même récidivé le
lendemain en dénonçant sur RTL la politique fiscale
allemande, dissuasive pour la consommation. Et les médias
français ont enchaîné à cœur joie: enfin quelqu'un qui
dit ce que tout le monde pense tout bas!
Première puissance européenne et quatrième puissance mondiale,
l'Allemagne s'isole en Europe. Elle paye la plus grosse part
du budget européen et estime, non sans raison, qu'elle en
fait déjà beaucoup pour l'Union. Au début des années
2000, le gouvernement Schröder lui a imposé une cure
d'austérité sévère pour réformer l'Etat et réduire les
dépenses publiques. "Je n'oublierai jamais que José
Maria Aznar [l'ancien premier ministre espagnol] expliquait
à Gerhard Schröder comment équilibrer le budget…",
se souvient M. Fischer. L'Allemagne, telle la fourmi de La
Fontaine, a travaillé, économisé et souffert. Elle
subissait sa dépression quand ses voisins savouraient leur
croissance.
À
chacun son agenda
La fourmi n'est pas prêteuse. Quant à la Grèce, telle la cigale, elle a
chanté des années, distribué des postes dans la fonction
publique, abaissé l'âge de la retraite, laissé ses
recettes fiscales s'évanouir dans la corruption généralisée.
D'autres qu'elle, au sud de l'Europe, ont creusé leurs déficits
sans réformer leur économie : l'Espagne, le Portugal,
l'Italie ne sont pas loin de se trouver fort dépourvus. Et
la France, qui préfère à la rigueur budgétaire la
solidarité et la relance, est à leurs côtés.
La presse allemande nourrit une opinion publique agacée par le laxisme grec
et qui n'a aucune envie de payer pour lui. Le magazine Focus
a frôlé l'incident diplomatique en plaçant en couverture
la photo d'une Vénus de Milo faisant un doigt d'honneur. Le
tabloïd conservateur Bild, vendu à 3,3
millions d'exemplaires et reflet de l'air du temps,
s'en est donné à cœur joie dans le mépris du pays en
faillite, suggérant au gouvernement de mettre en vente
quelques îles grecques pour renflouer ses caisses.
Egoïste, l'Allemagne ? "Pas plus que la France", rétorque
Joschka Fischer. "Inquiète", plutôt. "Tous
les dirigeants européens se trouvent dans une situation de
faiblesse et ne se coordonnent pas", note-t-il. Chacun
a son agenda politique incertain. Si Mme Merkel, à la tête
d'une coalition chancelante, se montre intraitable sur
l'aide à la Grèce, c'est d'abord un signal à ses électeurs,
avant l'importante élection régionale en Rhénanie du
nord-Westphalie de mai.
Fragilité
politique
Derrière la fragilité politique de la chancelière, il y a l'identité
allemande : la rigueur, le respect des règles
communautaires, l'orthodoxie budgétaire, la sacralisation
de la monnaie. Les Allemands gardent le souvenir cuisant de
l'inflation des années 1920. Viscéralement attachés à la
stabilité de l'euro, ils n'ont renoncé au puissant
deutschmark qu'après avoir obtenu les exigeants critères
de convergence du traité de Maastricht.
Le magazine de centre gauche Der Spiegel tire la sonnette d'alarme. En
couverture, il dénonce "le mensonge de l'euro".
Et s'inquiète : "L'euro est en danger comme jamais
auparavant. Il est devenu attaquable parce que les promesses
sur lesquelles il a été fondé (le respect des équilibres
budgétaires) se sont révélées être des mensonges.
L'Europe n'a pas besoin d'une nouvelle monnaie, mais d'une
culture de la stabilité."
Pas assez européens, les Allemands ? Ou au contraire trop européens,
dogmatiques, arc-boutés sur une application à la lettre
des règles du traité ? Celui-ci, font-ils valoir, interdit
tout renflouement d'un pays de la zone euro. Y contrevenir
créerait un précédent. "Que les gens acceptent que
nous ayons des règles que nous avons écrites ensemble !,
explique un conseiller de MmeMerkel. Ce n'est pas antieuropéen
de les respecter."
Contradictions
Mais en se raidissant, l'Allemagne se replie. Leur chancelière, à la fois
née après la guerre et élevée à l'est, sous le joug
soviétique, n'éprouve pas envers l'Europe le sentiment de
culpabilité et de dette qu'entretenait l'ancien chancelier
Helmut Kohl. Et s'empêtre dans les contradictions: comment
à la fois tirer tous les avantages du marché et de la
monnaie uniques, réaliser 44% de ses exportations dans
l'Union européenne et donc vivre de l'endettement des pays
voisins, tout en tournant le dos à un pays qui s'endette?
La soi-disant gaffe de Christine Lagarde a atteint l'objectif peut-être
voulu par l'Elysée: ouvrir le débat sur la responsabilité
de la première puissance européenne. Si tous les Européens
étaient des Allemands, à sacrifier leur demande intérieure
pour les exportations, de quoi le marché européen
aurait-il l'air ?