La crisis en Europa

La relation franco-allemande mise à l’épreuve
par la crise financière grecque

Par Marion Van Renterghem
Envoyée spéciale à Berlin
Le Monde, 19/03/10

Berlin.- Experte dans l'art des positions floues, Angela Merkel joue la montre. La chancelière allemande pourrait bien remporter la partie et imposer la solution que la France considère comme un désaveu de l'euro: l'intervention du Fonds monétaire international (FMI) pour aider la Grèce en déroute. A moins qu'elle ne se serve de cette menace pour obtenir un durcissement de la discipline dans la zone euro.

Depuis quelques jours, sans le reconnaître, MmeMerkel rejette les unes après les autres les possibilités d'un soutien européen à la Grèce, voulu par ses partenaires. Hostile à un renflouement immédiat dont l'Allemagne serait le plus gros contributeur, elle a tergiversé sur la création d'un Fonds monétaire européen (FME) jusqu'à ce dernier coup de théâtre au Bundestag, mercredi 17mars, où elle a envisagé l'exclusion d'un membre de la zone euro… tout en prenant acte du fait que le traité institutionnel ne le permettait pas.

Le tour est joué: il reste maintenant l'aide du FMI. La Grèce au bord du gouffre la brandit comme une menace, la France n'en veut pas, l'Allemagne a d'abord déclaré d'y être hostile. "Plus les Grecs réclament une intervention du FMI, mieux on se porte", dit-on maintenant sans détours dans l'entourage de la chancelière. Le Conseil européen des 25 et 26mars sera l'épreuve de vérité. A travers la question de l'aide à la Grèce se joue un match France-Allemagne, la mise en concurrence de deux conceptions de l'Europe.

"Jusqu'où ira-t-on ?"

L'Allemagne est-elle égoïste? Oui, dit la France, par la voix de Christine Lagarde. La ministre des finances, dans le Financial Times du 15 mars, accuse l'Allemagne de nuire à la cohésion de la zone euro. En comprimant les salaires, observe-t-elle à juste titre, le pays sacrifie la demande intérieure au profit de ses excédents, privilégie ses propres exportations au détriment de celles de ses voisins, nuit à l'équilibre général.

Joschka Fischer s'inquiète. Depuis son bureau de Berlin, l'ancien ministre des affaires étrangères du chancelier Gerhard Schröder contemple les dégâts de la crise grecque : "Pourquoi la France attaque-t-elle si violemment l'Allemagne ? Jusqu'où ira-t-on ?" L'Elysée prétexte la gaffe, mais le message est bien passé. Mme Lagarde a même récidivé le lendemain en dénonçant sur RTL la politique fiscale allemande, dissuasive pour la consommation. Et les médias français ont enchaîné à cœur joie: enfin quelqu'un qui dit ce que tout le monde pense tout bas!

Première puissance européenne et quatrième puissance mondiale, l'Allemagne s'isole en Europe. Elle paye la plus grosse part du budget européen et estime, non sans raison, qu'elle en fait déjà beaucoup pour l'Union. Au début des années 2000, le gouvernement Schröder lui a imposé une cure d'austérité sévère pour réformer l'Etat et réduire les dépenses publiques. "Je n'oublierai jamais que José Maria Aznar [l'ancien premier ministre espagnol] expliquait à Gerhard Schröder comment équilibrer le budget…", se souvient M. Fischer. L'Allemagne, telle la fourmi de La Fontaine, a travaillé, économisé et souffert. Elle subissait sa dépression quand ses voisins savouraient leur croissance.

À chacun son agenda

La fourmi n'est pas prêteuse. Quant à la Grèce, telle la cigale, elle a chanté des années, distribué des postes dans la fonction publique, abaissé l'âge de la retraite, laissé ses recettes fiscales s'évanouir dans la corruption généralisée. D'autres qu'elle, au sud de l'Europe, ont creusé leurs déficits sans réformer leur économie : l'Espagne, le Portugal, l'Italie ne sont pas loin de se trouver fort dépourvus. Et la France, qui préfère à la rigueur budgétaire la solidarité et la relance, est à leurs côtés.

La presse allemande nourrit une opinion publique agacée par le laxisme grec et qui n'a aucune envie de payer pour lui. Le magazine Focus a frôlé l'incident diplomatique en plaçant en couverture la photo d'une Vénus de Milo faisant un doigt d'honneur. Le tabloïd conservateur Bild, vendu à 3,3  millions d'exemplaires et reflet de l'air du temps, s'en est donné à cœur joie dans le mépris du pays en faillite, suggérant au gouvernement de mettre en vente quelques îles grecques pour renflouer ses caisses.

Egoïste, l'Allemagne ? "Pas plus que la France", rétorque Joschka Fischer. "Inquiète", plutôt. "Tous les dirigeants européens se trouvent dans une situation de faiblesse et ne se coordonnent pas", note-t-il. Chacun a son agenda politique incertain. Si Mme Merkel, à la tête d'une coalition chancelante, se montre intraitable sur l'aide à la Grèce, c'est d'abord un signal à ses électeurs, avant l'importante élection régionale en Rhénanie du nord-Westphalie de mai.

Fragilité politique

Derrière la fragilité politique de la chancelière, il y a l'identité allemande : la rigueur, le respect des règles communautaires, l'orthodoxie budgétaire, la sacralisation de la monnaie. Les Allemands gardent le souvenir cuisant de l'inflation des années 1920. Viscéralement attachés à la stabilité de l'euro, ils n'ont renoncé au puissant deutschmark qu'après avoir obtenu les exigeants critères de convergence du traité de Maastricht.

Le magazine de centre gauche Der Spiegel tire la sonnette d'alarme. En couverture, il dénonce "le mensonge de l'euro". Et s'inquiète : "L'euro est en danger comme jamais auparavant. Il est devenu attaquable parce que les promesses sur lesquelles il a été fondé (le respect des équilibres budgétaires) se sont révélées être des mensonges. L'Europe n'a pas besoin d'une nouvelle monnaie, mais d'une culture de la stabilité."

Pas assez européens, les Allemands ? Ou au contraire trop européens, dogmatiques, arc-boutés sur une application à la lettre des règles du traité ? Celui-ci, font-ils valoir, interdit tout renflouement d'un pays de la zone euro. Y contrevenir créerait un précédent. "Que les gens acceptent que nous ayons des règles que nous avons écrites ensemble !, explique un conseiller de MmeMerkel. Ce n'est pas antieuropéen de les respecter."

Contradictions

Mais en se raidissant, l'Allemagne se replie. Leur chancelière, à la fois née après la guerre et élevée à l'est, sous le joug soviétique, n'éprouve pas envers l'Europe le sentiment de culpabilité et de dette qu'entretenait l'ancien chancelier Helmut Kohl. Et s'empêtre dans les contradictions: comment à la fois tirer tous les avantages du marché et de la monnaie uniques, réaliser 44% de ses exportations dans l'Union européenne et donc vivre de l'endettement des pays voisins, tout en tournant le dos à un pays qui s'endette?

La soi-disant gaffe de Christine Lagarde a atteint l'objectif peut-être voulu par l'Elysée: ouvrir le débat sur la responsabilité de la première puissance européenne. Si tous les Européens étaient des Allemands, à sacrifier leur demande intérieure pour les exportations, de quoi le marché européen aurait-il l'air ?