La
révolution bolivarienne sans pétrodollars
Par
Oualalou Lamia
Envoyée
spéciale à Caracas
Alternatives
International, 09/09/09
Dès
l'arrivée à l'aéroport international Simon Bolivar de
Caracas, on perçoit la différence. Après le contrôle des
passeports, les publicités pour les cosmétiques et les
jeux électroniques des magasins Duty-Free sont toujours
aussi tapageuses, mais les étagères sont vides. On ne peut
acheter que du rhum ou des cigarettes produits localement. A
la sortie, il suffit de faire quelques pas pour se faire
accoster par de jeunes hommes, qui proposent leur service de
taxi et plus discrètement de convertir les dollars en
bolivars. Les maisons de change ne manquent pourtant pas,
mais on y applique le taux officiel : un dollar vaut 2,15
" bolivars forts ", le nouveau nom de la devise vénézuélienne.
Sur le trottoir de l'aéroport, on peut obtenir, au noir, un
taux deux fois plus avantageux pour le détenteur de dollars.
Dans le centre-ville, les connaisseurs échangent un dollar
contre plus de 6 bolivars, une différence de plus de 200%.
L'écart entre taux officiel et marché parallèle est
calculé tous les jours par plusieurs sites internet hébergés
à l'étranger, puisqu'il est illégal de le mentionner dans
la presse.
Les
observations du nouvel arrivant peuvent sembler anecdotiques
- on ne juge pas un système économique à son stock de crèmes
et parfums - elles illustrent toutefois les distorsions de
l'économie vénézuélienne que le gouvernement d'Hugo
Chavez peine de plus en plus à corriger. Après avoir prétendu,
l'année dernière que " le cours du pétrole pouvait
tomber à zéro sans affaiblir la croissance ", le
leader de la " révolution bolivarienne " a dû se
rendre à l'évidence. La dépréciation de 65% de la valeur
du brut vénézuélien depuis le record de juillet 2008 est
une catastrophe. Ce premier trimestre, la croissance n'a été
que de 0,3%, bien trop peu pour absorber une inflation qui a
terminé l'année 2008 à 31%.
Rien
à voir avec les performances des cinq dernières années :
10,4% en moyenne, qui ont permis une forte réduction de la
pauvreté. Depuis 2003, le système économique fonctionne
grâce à des injections croissantes d'argent public (28% du
PIB en 2008). Pour l'essentiel, ce sont des allocations,
accordées à travers les " missions ", ces
programmes sociaux atypiques dans l'éducation et la santé.
L'effet
d'entrainement sur le reste de l'économie a été
remarquable. Pour la première fois, les Vénézuéliens les
plus défavorisés ont découvert la consommation. Les
besoins de base, tout d'abord, c'est-à-dire des aliments,
puis le superflu. " On a battu tous les records en
termes de vente de déodorants, rouges à lèvres... comme
nulle part ailleurs dans la région ", confirme un haut
cadre du géant français de la distribution Casino, présent
au Venezuela depuis 2000. Au sein du gouvernement, on
reconnaît le phénomène : " entre les aides distribuées
via les missions et le plus haut salaire minimum d'Amérique
Latine, on a répondu à l'urgence, mais aussi stimulé une
consommation de classe moyenne chez les plus pauvres de manière
artificielle ", confie un économiste du gouvernement.
Le
secteur privé choisit le plus souvent de contourner la loi
Mais
si la demande s'emballe, l'offre patine. Car le deuxième
pilier de la politique économique du gouvernement est un
contrôle des prix de 400 produits et services de base,
combiné à la mise en place d'un système de distribution
parallèle, à travers la mission " Mercal ".
Inspiré par la mobilisation de l'armée qui assura
l'approvisionnement des secteurs populaires durant la grève
patronale de décembre 2002 à février 2003 - l'objectif était
de provoquer un soulèvement contre Hugo Chavez - le système
consiste à éparpiller des supermarchés de toutes les
tailles dans les quartiers défavorisés, avec des denrées
dont le prix est inférieur de 40% à ceux des surfaces
commerciales classiques.
Edis
Vielma Sosa, qui travaille depuis 25 ans dans des coopératives
alimentaires, souligne l'effet pervers de Mercal. "
Bien sûr, il y a des intermédiaires qui s'en mettent plein
les poches, et c'est pour cela qu'il faut un contrôle, mais
dans certains secteurs, le prix de vente final est inférieur
au coût de production. Résultat, plusieurs entreprises
refusent de vendre leurs produits ", raconte-t-il.
Un
appétit de consommation et une production frileuse : le
cocktail est explosif. Les produits à prix contrôlés se
font rares sur les étals, ou sont rationnés. On les trouve
à prix prohibitifs sur le marché noir, entretenant une
inflation de plus de 40% pour le secteur alimentaire, selon
les estimations officielles. Viande, poulet, sucre, lait,
huile, mayonnaise disparaissent périodiquement, le temps
d'un bras de fer entre le gouvernement et les producteurs.
" Le gouvernement refuse de remonter les prix contrôlés
alors que l'inflation depuis 2005 est de 125% ", dénonce
l'économiste Orlando Ochoa, ouvertement d'opposition.
Le
secteur privé choisit le plus souvent de contourner la loi.
Puisque le gouvernement impose un prix plafond pour le riz
blanc, les producteurs décident de privilégier les riz
complets ou parfumés, sur lesquels la valse des étiquettes
est autorisée. Conséquence, le produit de base devient
introuvable. En avril dernier, le gouvernement a tapé du
poing sur la table en décrétant des quotas minimaux de
production. Le riz blanc devra représenter au moins 80% de
la filière. La mesure s'étend à l'huile, au sucre, à la
sauce tomate, au fromage, au lait, aux pâtes, à la
margarine et à la mayonnaise, la base de l'alimentation vénézuélienne.
Les patrons récalcitrants connaissent la sanction :
l'expropriation. C'est ce qui s'est passé avec le géant américain
de l'agroalimentaire Cargill, qui a perdu le contrôle d'une
fabrique de riz en mars, et de pâtes en mai.
Le
risque de nationalisation et la limitation des gains
agissent comme une douche froide sur l'investissement privé
national. Quant aux capitaux internationaux, ils prennent la
poudre d'escampette : les flux d'investissements directs étrangers
ont chuté de 56% entre 2008 et 2007. " Etablir un
contrôle des prix, c'est très bien pour maintenir un
panier de la ménagère accessible. Mais il faut
l'actualiser en permanence, et avoir une idée réelle de la
structure des coûts des entreprises ", souligne un
cadre de l'équipe économique de Chavez, qui déplore la
pauvreté des outils économiques du gouvernement. " On
ne prend pas en compte les fluctuations des tarifs des
transports, engrais, frais logistiques et autres. On sait
qu'il y a plein de profiteurs dans la chaîne, mais on ne
sait pas lesquels, du coup, on prend le risque de se
tromper, et d'imposer un prix minimum intenable ",
poursuit-il. L'Etat, dont les finances sont saines, va
pouvoir s'endetter mais ce n'est pas suffisant Le secteur
privé n'est pas plus encouragé à produire pour
l'exportation. Parallèlement au contrôle des prix, Caracas
a mis en place un contrôle des changes, troisième pilier
du système, avec un taux fixe pour le bolivar. Si la mesure
a permis de freiner la fuite des capitaux, elle bute
aujourd'hui sur la survalorisation de la devise vénézuélienne.
A 2,15 bolivars pour un dollar, l'industrie vénézuélienne
n'est pas compétitive sur les marchés extérieurs. Une
nouvelle raison de réduire la voilure, et une offre
nationale encore diminuée.
Pendant
cinq ans, Caracas a ignoré le problème en important
toujours plus, grâce aux formidables excédents dégagés
par la production pétrolière. Viande, fruits, médicaments,
pièces détachées viennent des Etats-Unis, de Colombie,
d'Equateur, du Brésil et de Chine, sans déstabiliser une
balance commerciale excédentaire. La chute des cours du pétrole,
au dernier trimestre 2008 jette une lumière crue sur le
revers de la médaille : les exportations non-pétrolières
périclitent depuis des années, alors que le Venezuela est
plus dépendant que jamais de son secteur pétrolier. L'or
noir génère plus 90% des recettes d'exportation du pays
ainsi que la moitié des rentrées fiscales, et finance
l'intégralité des programmes sociaux. En 2008, les
exportations pétrolières ont fait rentrer 87 milliards de
dollars dans les caisses de l'Etat. Caracas table sur 36
milliards cette année.
Une
amputation de la moitié des ressources à laquelle Hugo
Chavez a répondu par une réduction des dépenses publiques
de 6,7% et une hausse de la TVA (de 9 à 12%). Le
gouvernement dispose de réserves, mais en mai, elles sont
passées sous le seuil jugé optimal de 30 milliards de
dollars, de quoi financer neuf mois d'importations au rythme
actuel. L'Etat, dont les finances sont saines, va pouvoir
s'endetter, mais ce n'est pas suffisant. Hugo Chavez refuse
par ailleurs d'augmenter le prix de l'essence, pourtant le
moins cher du monde - on fait un plein pour moins de 3 euros
! L'explication est psychologique : en février 1989, c'est
cette décision qui avait déclenché le " caracazo
", un soulèvement de la rue violemment réprimé, et
qui avait provoqué entre 300 et 1000 morts dans la
population, donnant naissance au mouvement qui portera, une
décennie plus tard, Hugo Chavez au pouvoir.
Avec
moins de dollars dans les caisses, il faut limiter les
achats à l'étranger. Pour cela, Caracas dispose d'un
organisme, le Cadivi, qui distribue les autorisations de
change au cours officiel. Ces dernières ont été réduites
de 57% au cours des quatre premiers mois de 2009 par rapport
à la même période l'année dernière, privilégiant
l'achat de médicaments et d'aliments. Les optimistes y
voient une façon d'enfin mettre sur pied une politique de
substitution des importations. " Le problème, c'est
que même si elles sont parfois justifiées, les agressions
répétées contre des pans du secteur privé paralysent les
initiatives ", reconnait-on au sein du ministère de l'économie.
Paradoxalement,
c'est des multinationales étrangères qu'Hugo Chavez attend
les solutions
A
court terme, la conséquence est double. Certaines
entreprises cessent de produire, comme par exemple General
Motors, qui vient d'annoncer le gel de ses activités
pendant trois mois. " A première vue, ce n'est pas
stratégique, mais cela veut dire 4000 personnes au chômage
technique ", s'inquiète un proche du Président.
D'autres groupes continuent à importer, mais sans avoir
droit aux dollars de la Cadivi, ils doivent acheter des
dollars sur le marché parallèle, trois fois plus cher, et
répercutent ce surcoût sur le produit final. " Autant
dire que l'inflation va rapidement devenir incontrôlable
", prédit Orlando Ochoa. Le gouvernement est face à
une quadrature du cercle. Il doit réduire l'écart entre le
taux de change officiel et le parallèle pour éviter une
explosion des prix couplée à une pénurie de produits,
mais il refuse la mesure la plus évidente, c'est-à-dire la
dévaluation, par crainte de l'impact inflationniste.
On
comprend mieux dans ce contexte la multiplication des
nationalisations qui obéit moins à des raisons idéologiques
qu'à des nécessités de financement. Après avoir récupéré
le contrôle de la majorité du secteur pétrolier, l'Etat
est devenu depuis 2007 un acteur de poids dans l'électricité,
les télécommunications, la sidérurgie, le ciment et la
banque. C'est la meilleure façon de contrôler les prix et
d'orienter la production. Depuis le début de l'année,
Caracas a même fait de la nationalisation un outil pour
repousser les échéances de paiement aux fournisseurs.
La
compagnie d'hydrocarbures PDVSA, qui a terminé l'année
avec une ardoise de plus de 8 milliards de dollars à l'égard
de dizaines d'entreprises prestataires de services, a fini
par en absorber une soixantaine, le mois dernier, suite à
un décret d'expropriation voté à la hâte par une Assemblée
nationale acquise au gouvernement. Là encore, le refus de
payer était en partie justifié - beaucoup de ces groupes,
en cheville depuis des années avec des cadres de
l'entreprise, pratiquaient la surfacturation. Mais PDVSA,
qui compte aujourd'hui près de 100 000 salariés, a-t-elle
les ressources humaines et financières pour reprendre
toutes les activités ? L'entreprise, qui a délaissé
l'investissement productif au profit du financement des dépenses
sociales peine déjà à maintenir sa production de pétrole.
Paradoxalement,
c'est des multinationales étrangères qu'Hugo Chavez attend
les solutions. La Banque de développement du Brésil, la
BNDES, devrait prêter à Caracas 4,3 milliards de dollars
pour financer des infrastructures, dont les contrats sont
confiés aux géants brésiliens du bâtiment. Des fonds
russes et chinois ont été mis en place avec une finalité
similaire. Surtout, le gouvernement devrait faire savoir, au
mois d'août, qui des 19 compagnies pétrolières intéressées
par l'exploitation des blocs de Carabobo, dans l'Orénoque,
sera choisi. La française Total est haut placée dans la
liste.
Les
groupes rechignent devant les exigences du gouvernement
(apporter le financement, assurer la clientèle et renoncer
à l'arbitrage international), mais se souviennent que le
Venezuela est déjà à la tête de 172 milliards de barils
de réserves prouvées, 314 milliards au total si l'on prend
en compte les réserves en cours de certification. Le futur
du " socialisme du XXIe siècle " voulu par Hugo
Chavez dépendra aussi de la capacité de la " révolution
bolivarienne " à parvenir à un accord avec les détenteurs
du pouvoir capitaliste dans le monde.
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